JEUNESSE (LES TOURMENTS)
de Wang Bing (2024, Chine)
Ce ne sont pas des personnages que l’on retrouve, très loin de l’idée qu’on pourrait se faire du dispositif de Wang Bing sur Jeunesse (il a suivi les jeunes ouvrier·es de ces usines textiles pendant plusieurs années), mais un décor. Un non-décor, s’il fallait être tout à fait honnête, car l’espace de ce deuxième film de cette trilogie documentaire – comme celui du premier – n’a rien d’évidemment cinématographique, rien de spectaculaire. Des petites salles grises exiguës, jonchées de chutes de tissus, et rythmées par le bruit assourdissant – qu’on finit par oublier – des machines à coudre. Wang Bing n’est pas allé filmer l’enfer dystopique post-capitaliste dans ses matérialisations d’Epinal : de grandes usines symétriques de travail à la chaîne fordien. Non, ici, tout est minuscule, un peu minable, quasi incompréhensible – les personnages passent d’une machine à l’autre sans que l’on comprenne la complexité apparente des canevas qu’iels suivent selon un protocole qui semble automatique. C’est là l’une des caractéristiques les plus claires de ce qui serait une « forme Wang Bing » : ne pas saturer le réel de ce qu’il contient déjà d’éminemment monumental, même dans ses sentiers les plus insignifiants. Le monumental vient alors se manifester dans divers ponctuations ; la première étant, et c’est bien là la plus visible, la durée. D’une séquence, d’un film : 4 heures, 8 heures, 2 heures 30. C’est devenu un gag – mais ce n’est pas un effet de cinéma. Les plans visitent, ils accaparent le réel brut, les dialogues jusque dans leurs errements, leurs hésitations. La caméra tremble – on pense parfois qu’elle rate son cadre, alors qu’en réalité tout est cadre, car rien n’est fabriqué.
Intervient – au bout d’un premier
mouvement – une torsion que l’on pensait deviner, une variation sur le premier Printemps. Pareil titre méritait
tourments. Des séquences vont alors s’accumuler : on les devine filmées à
plusieurs époques, captées inopinément lors de ce faramineux travail de
captations. D’abord des échanges laissent deviner des rouillures, des cassures
dans les rouages de cette répétition. Des groupes se forment, des échanges s’enveniment :
certain·es semblent réclamer réparation, justice. Les « patrons » s’opposent
souvent, les arguments se répètent, et le groupe se revient bien souvent seul.
La mécanique Wang Bing opère alors un tour de Trafalgar, vraie opération
radicale de représentation d’un mouvement de révolte proto-syndicale. Les voix
se chevauchent, le ton monte, et pourtant la réalité devient vite évidente :
toutes ces agitations n’aboutiront à rien. L’ensemble dépasse l’objet, et même
si l’un ou l’autre fuira ses méfaits, l’ordre reste le même. Les moutons
changeront de bergers, quand le propriétaire n’ira pas couper l’électricité.
Cette séquence du film, froide et crépusculaire, d’une mise à mort programmée
où on comprend que le patron n’était même pas propriétaire de ses murs est d’une
horreur glaçante, tentaculaire. A cette architecture s’ajoute un étage
supplémentaire, celui qui rend l’immeuble vertigineux, indéboulonnable. Loin
des tumultes, on se retrouve à observer la vie, le monde, comme ces quelques
jeunes survivants, pour qui travail est devenu simple synonyme d’élévation
sociale – et d’ailleurs la finalité de celle-ci. A partir de là, on pourra
argumenter des heures sur cette réalité opaque du capitalisme, et pourtant l’impact
sensitif de son action est intraitable. Il liquéfie, il immobilise – et pourtant
il n’arrête pas la vie. Plutôt que de faire du misérabilisme une condition sine
qua non de la pauvreté, Wang Bing interpelle l’individualité des masses. Au
milieu de ces ensembles humains fourmillants – avec lesquels l’Occident a
souvent illustré la Chine contemporaine – il va chercher le manifestant et la
nature fondamentalement rugueuse et mosaïque de la foule. Certains rient,
certains pleurent. Mais toustes essaient toustes essaient de faire de l’argent.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire