D’une appréciation très empirique du cinéma de Miyazaki on pourrait dégager certains archétypes si évidents qu’ils ne seraient d’ailleurs guère plus que des lieux communs : écologie, aviation, métamorphose, nature, mythologie, figures féminines. De l’une à l’autre de ces obsessions, une idéologie ou une passion, mais surtout un canevas aux baromètres différemment agencés d’un métrage à l’autre dont on oublierai sans doute les indices d’une lecture bien plus funeste, composée désormais en trois actes : Nausicaä nous laissait penser qu’il faudrait attendre quelques siècles encore pour détruire notre monde, et laissait planer l’espoir d’une rédemption. Princesse Mononoké, faux film d’apocalypse, inventait une fin du monde ancestrale, celle de l’anthropisation des paysages, des (éco)systèmes, des espaces, des espèces, d’une rupture unilatérale de la symbiose Homme-Nature dont on comprenait qu’elle était le véritable Armageddon. C’était à l’époque la conclusion glaçante du film, pourtant d’apparence optimiste – dont le retour conclusif à une certaine forme d’équilibre n’était qu’une illusion, déjà vieille de plusieurs siècles, dont on sait – par notre prisme contemporain – qu’elle n’aura été qu’éphémère, une vulgaire goutte d’eau historique et géographique. Le Garçon et le héron, objet somme de cette trilogie s’il en existe bien une, aurait pu être une évidente conclusion : destructive, fataliste, évidente, symbolique. En cela, elle l’est. Mais, comme si son système de représentations s’était dilaté au fil des années, Miyazaki n’entend pas ici lui donner une synthèse figurative – Le Garçon et le héron, et on lui surprend là une structure biblique, est autant une Armageddon qu’une Création, une Destruction qu’un Eden, l’un n’ayant jamais su exister sans l’autre chez Miyazaki.
S’intéresser à la sémantique à
deux visages de son titre amorce une porte d’entrée séduisante sur ce nouvel
ultime opus : en japonais, Comment
vivez-vous ?, référence au livre éponyme écrit par Genzaburo Yoshino
en 1937, conte moral patrimonial qui n’a absolument rien de fantastique ;
à l’international, Le Garçon et le héron,
deux personnages pour ce qui pourrait être une fable de La Fontaine. Comme chez
La Fontaine, d’ailleurs, l’individu devient une représentation de l’ensemble de
son espèce, comme si le symbole se substituait à l’âme. Le héron, menteur et
moqueur ; le pélican, carnivore et désespéré ; la perruche, clanique
et apparemment civilisée. Des origines de ce diagramme spéciste, on ne saura
rien sinon l’ombre d’une sensibilité chimérique – on sait la perruche incarnation
du parasite aviaire dans nos villes modernes, mais est-ce vraiment là la genèse
de cette idée ? Du pélican, on se demandera si son large bec aura été l’inspiration
banalement esthétique de chasseur spectaculaire ; si sa raréfaction liée
aux activités humaines aura suggéré une tragédie ; ou si son iconographie chrétienne,
celle d’une manifestation animale de charité et de sacrifice, indiquerait une
influence plus mythologique, si ce n’est intellectuelle. L’idée même de la
polysémie chez Miyazaki n’a rien de nouveau : certains avaient par exemple
lu dans Le Voyage de Chihiro une allégorie
de la vie d’une geisha, mais sans aller aussi loin, un biais européen avait
toujours laissé le spectateur occidental dans une espèce de flou symbolique passionnant,
à devoir démêler le folklore de l’onirisme. Dans Le Garçon et le héron, elle est matricielle. Dans sa séquence d’introduction,
le démiurge Miyazaki procède déjà à une destruction – d’une figure, certes (la
mère), mais aussi d’un système : le sien. Pour la première fois, les
lignes se délitent, prennent feu, perdent leur tracé, réinventent leurs
limites. L’abstraction en question, quasiment inédite dans son œuvre, énonce
déjà une partition : celle d’un glissement de sa figuration traditionnelle
vers un autre enjeu, plus distant, plus lointain, comme si l’horreur et la
gravité des réalités traitées imposait une telle dissemblance.
A partir de là, on devinerait
Miyazaki libéré d’un poids – mais contrairement au virage fantasmagorique qu’il
opérait dans les premières minutes de Chihiro,
il semble ici moins pressé de quitter un certain naturalisme (jamais total dans
son œuvre, mais toujours intermédiaire : même le fantastique y a un visage,
un son, familier). Le chapitre central de Le
Garçon et le héron n’a néanmoins rien d’un entracte, ni d’un préface :
quelques décors familiers (campagne japonaise, ruines anciennes, chambres
boisées, forêt primaire), quelques visages connus (grands-mères, figure
paternelle), quelques indices féériques. Pourtant, un ingrédient brille de son
absence : une certaine idée de sémillance. Père absent, camarades peu
chaleureux (voir violents), héros (et non héron) apathique, désintéressé,
taiseux. Même les vieilles femmes, trop nombreuses, sont anonymes. Ce nouvel
espace n’a rien de cotonneux, rien de bienveillant, et en cela Miyazaki s’adjoint
d’une certaine froideur qu’il avait déjà esquissée dans Mononoké et Le Vent se lève
– poussée ici jusqu’à l’étranglement, jusqu’à une allégorie qu’on devinerait
plus profonde, celle d’une psychose feutrée, refoulement d’une effroyable
violence, pas si loin d’un Hideaki Anno. Lui, l’écrivain de protagonistes « candides »,
dans l’acceptation la plus voltairienne du terme : de Chihiro à Ashitaka,
en passant par Pazu, c’est une collection de personnages observateurs et
impuissants face à des phénomènes qui les dépassent, desquels ils n’auraient
été (sous d’autres plumes) que de valeureux aidants, que de banals figures
secondaires d’une épopée plus spectaculaire. C’est en cela que Miyazaki a
toujours pu si justement toucher au surnaturel :
en entrant par la petite porte, celle d’un novice pénétrant un cosmos inconnu,
et dont la psyché n’était souvent que l’outil d’une réflexion plus existentiel,
et souvent plus triviale (et souvent affaire de déracinement, conséquence de ce
changement d’univers).
Le système de valeurs que Le Garçon et le héron admet est nettement plus complexe, parfois impénétrable, jusqu’à devenir obsessionnelle : sans même tenter de la justifier, Miyazaki affère à son héros des desseins plus chaotiques, parfois proches de la passivité d’un cauchemar. Telle action n’a de sens que parce qu’elle a eu lieu. La conséquence principale de cette fabrication narrative nouvelle, c’est son abstraction (et donc le renoncement à une frange de son public). Si Miyazaki choisit une nouvelle fois de brouiller son trait, cette fois celui de sa plume, c’est pour mieux toucher à un tableau sous-terrain : celui du chaos. La fin du monde n’a rien de nouveau chez le cinéaste japonais, mais jamais elle n’aura été à ce point l’objet structurel de son geste, jusqu’à diriger l’absurdité quasi-nihiliste de séquences animées dont on devine qu’elles ont pris des mois chacune à être réalisées. Puisque tout ceci n’est finalement qu’une histoire de symboles, de signifiants et de signifiés, de ce qui fait sens, de ce qui pourrait faire sens, de ce qui fera sens, Le Garçon et le héron se transforme en fatras d’images obsédantes, fascinantes. Comme si on observait ce monde imploser, cet équilibre s’écrouler, les dominos tombent, la pile de pierres chavire, sans que nos lois physiques semblent respecter ; comme si les modalités les plus élémentaires de notre compression de notre environnement perdaient soudain toute cohésion. Il y a, d’abord, la sincère représentation d’un rapport individuel au monde, sa déraison et ses grands mouvements, incalculables, monumentaux ; et c’est dans cet ultime élan d’impuissance, d’impotence semblable à ses héros, que Miyazaki nous fait un aveu glaçant. Lui, le grand défenseur d’un équilibre cosmique, dieu désenchanté dont la création s’est avouée inefficace : dans ce nouveau monde imaginaire, d’autres monstres ont pris le pouvoir, et ils courent à leur perte. Alors que l’horloge tourne, il n’y a évidemment plus d’espoir, car c’est la loi du plus fort, la loi du plus fou. Il y a dix ans, Le Vent se lève clôturait l’épopée miyazakienne par un retour adulte à l’enfance. En se plaçant dans une même capsule temporaire, celle de l’insanité de la guerre (ici comme avant, hors-champ), Le Garçon et le héron est alors une évidence, en fermant les portes d’un autre château : en faisant de l’homme une proie et de l’animal un cannibale, il reconfigure complètement son dogme, réinventant une dernière fois ses figures. Cette odeur d’apocalypse, âpre et terrifiante, s’installe pour de bon – et ne saurait se dissiper après un faux final heureux. Le mal est fait. Pour créer il faut détruire ; mais la violence est un paradoxe. Face à cette contradiction fondamentale, Miyazaki semble démuni. Et sa conclusion quasi-sénile, presque anarchiste, est celle d’un revers de la main, d’un geste agacé, impatient, enfantin : renversons ce tas de cailloux, rentrons tous à la maison. Notre monde, le sien, les arbres, la magie, la famille. Finalement, c’est peut-être dans cet imaginaire qu’il y a un salut. C’est peut-être pour ça qu’il fallait refaire un film. Et, on espère, encore d’autres. Pour sauver le monde.
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