Critique écrite pour Le Blog du Cinéma en 2019. Écrire sur le cinéma c’est au fond s’assujettir à une logique qui n’a rien de vraiment savant : voir un film, puis pondre un texte sur ce dernier. C’est un double élan de création, qui n’a d’ailleurs aucune réelle valeur à part peut-être celle, indispensable pour certains, paradoxale pour beaucoup d’autres, de se placer en médiateur. Un médiateur de qui ? Un médiateur de quoi ? Plus précisément, écrire sur le cinéma, c’est reformuler sa position de spectateur – en faisant de l’acte de visionnage une étape, non pas définitive, mais transitoire.
Quand le réalisateur de Ne
croyez surtout pas que je hurle, Frank Beauvais, entre en dépression en
2016, il le fait en passant ses journées à visionner des films. Il y en aura
400, d’avril à octobre. Si ce chiffre en chamboulera certains, il sera – pour
d’autres amateurs irraisonnables – très évocateur. Il y a, dans la cinéphilie
moderne, un facteur obsessionnel qu’on a tendance à banaliser : voir le
cinéma comme une forme de substitut à la réalité a quelque chose d’attirant, et
même plutôt réconfortant, surtout quand cette réalité – la nôtre – a cette
instabilité qui nous effraie. Filmer, c’est contrôler. Vivre, c’est subir.
Ne croyez surtout pas
que je hurle est une proposition singulière. D’une part, parce qu’il réinterprète
une matière filmique préexistante (Beauvais utilise uniquement des images des
400 films qu’il a dévoré lors de ces quelques mois de 2016) ; d’autre
part, parce qu’il donne à la parole
une place de choix : elle énonce, dénonce, elle confie, défie. Elle donne
à l’image son sens, tandis que l’image donne à cette-même parole un miroir. Un
miroir, non pas fidèle, mais déformant : celui d’une réalité vécue qu’on
change en réalité reconstruite, en artifice de cinéma : le spectateur, plongé
dans cette galerie de plans aux origines diverses mais intraçables (pas un
acteur connu ni scène emblématique), se retrouve face à ses propres ambigüités,
jusqu’à reformuler la nature (très spécifique et personnelle) de son propre
amour envers le cinéma. Du journal intime, on passe à l’essai. De la tentative
égoïste, au témoignage d’une époque, d’un mal-être, d’une incompréhension.
Il faut corréler la réussite du premier film inclassable de Beauvais à celui de son impudeur. En ouvrant son cœur, le réalisateur ouvre son corps, et plus spécifiquement son corps cinématographique : de ces moments de septième art épars, on soulève une idée de vie, une idée de monde. De ces dates qu’il récite, de ces drames qu’il nous rappelle, il nous plonge dans un état. Celui d’une France en crise, celui d’une France terrifiée – cette bulle 2015-2016 où chaque semaine avait son lot de nouvelles tragédies. Les noms de villes deviennent des bains de sang, une simple date calendaire devient un nombre de victimes.
Octobre arrive enfin. Le déménagement tant attendu. Respiration. Du souffle. Le rideau se tire. Les lumières s’allument. Certains dorment. Pour d’autres, le choc est total. Ne croyez surtout pas que je hurle est un film bavard, mais il parlera à beaucoup. Plongée noire dans un inconscient perturbé, dans une intimité chahutée, le pari risqué est accompli : alors que l’on revient dans la réalité, alors que l’on s’évade du film, le monde alentour est devenu intimidant, hostile, effrayant. Alarme de dégout autant qu’il est jonché d’espoir(s), le film de Beauvais se quitte comme on sort d’un rêve, d’un périple poétique. On tient là l’une des claques de la rentrée, et accessoirement une expérience qu’on n’aurait jamais pensée aussi vitale et libératrice – plus simplement et sommairement : un choc.
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