Des ombres se dessinent dans la faible lumière que laissent
passer des fenêtres fébrilement murées – elles se cloîtrent, terrifiées par ce
qui vit à l’extérieur. Ces ombres ce sont celles d’immigrés africains réfugiés
dans un lointain pays, la France. Elles fuient, elles voyagent, mais elles
n’arrivent jamais, prises dans un mouvement constant de quête du bonheur dont
le rite de passage sera la blessure. La plaie de Blandine est profonde –
sa jambe maltraitée en fait partie, mais n’efface pas les quolibets – celle-ci
est-elle pour autant incurable ?
Nicolas Klotz est lui aussi une ombre, celle du cinéma
français qu’il hante sans y laisser de trace. On
retient de lui sa Question humaine, ses autres œuvres ayant plongé dans
un oubli quasi-total. Sorti au printemps 2005, La Blessure est une
fresque impressionnante de près de trois heures qui suit l’arrivée en France
d’une réfugiée congolaise. Insultes, séquestration, violences, extrême
pauvreté… s’adapter, chez Klotz, c’est vivre une guerre. Une guerre sourde, silencieuse
et secrète, qui se joue entre deux frontières, dans l’ombre des murs crasseux
d’une ZAPI, c’est-à-dire une « zone d’attente », qu’un
néophyte curieux méprendrait probablement pour une prison.
Klotz avance à pas feutrés. Sa
plume est discrète, lente, pudique – simple ? Ses plans sont longs et
silencieux, comme l’est la vie. Ses dialogues sont tus, comme le sont nos
pensées. On pourrait facilement dire de La Blessure qu’il est un film
militant. La démarche de Klotz n’est pourtant pas aussi radicale : il ne fait
pas dans le prosélytisme, mais dans l’observation. Il ne fait pas dans le
manichéen, mais dans la singularité. Ce que le
réalisateur français veut dans un premier temps, c’est faire ressentir le poids
étouffant d’un monde inconnu qui se refuse à vous – l’air, suffocant, d’une
couchette en ruines ; l’accueil distant, sans visage, des locaux. Rares sont
les brutes, la plupart sont juste indifférents. Le premier pas est compliqué
quand on a seulement connu la misère, la mort et la souffrance pour arriver
jusqu’ici, et c’est bien cela que La Blessure tente d’exprimer (à
commencer par le biais de son titre) : la fracture sociale qui sépare l’hôte de
ses invités indésirables, la difficulté d’intégration dans une société
opulente, l’oubli du sanglant passé. La France, personnage principal en
filigrane du film de Klotz, semble alors méconnaissable, comme habitée par
la violence de l’exil, par le déni de ses valeurs, le déni de son histoire.
Au fond, bien plus que d’être un film-somme sur l’immigration, La
Blessure est surtout le témoignage de la peur bilatérale de l’étranger. On
se toise, on se fait des (fausses) idées, et on ne fait que creuser le fossé
qui nous sépare les uns des autres. L’intelligence de Klotz c’est d’éviter le
misérabilisme et d’illustrer avec une admirable rigueur réaliste cette fameuse blessure
– celle d’un choc des mondes, celle de la fermeture d’une porte qu’on aurait
tout simplement pu laisser ouverte. Pourquoi ? demandent-ils. Je ne
sais pas.
Une poésie qui se murmure en silences et en patience, mais dont
les vers touchent et hypnotisent. La réponse semblait évidente ; la question,
elle, on l’avait depuis des années, et elle est toujours d’actualité. Pourquoi
penser intégrer ceux qu’on ne prend pas la peine de respecter ? Le problème est
complexe, mais La Blessure est si simple. Si simple que l’on en
oublierait presque ses muscles, sa force physique, son esprit rebelle :
derrière ses allures de soumission, c’est un chant martial qui résonne.
Le chant de serfs en révolte, sur la musique d’une cocotte prête à
exploser. Au-delà du mutisme de La Blessure, se murmure et se mure un
autre discours : celui que ces femmes et ces hommes marginalisés sont plus
que des chiffres, plus que les victimes d’un système ; ils ont aussi une parole
et mènent un combat. Leur faiblesse est une idée, une nécessité temporaire,
un état de faire lié à un état de faits.
Klotz trace une violence du
silence. Comme si se taire, survivre, s’écraser, était le plus courageux des
combats. Sauf qu’il y a, dans cette résilience résistante, un espoir – certains
diront même un sursis. On disait plus haut que l’explosion était
imminente : mais rien ne dit qu’elle sera publique. Dans ce mélange
étonnant du global et de l’intime, Klotz pointe du doigt une réalité qui
dérange – celle qu’une guerre se mène en arrière-plan, sans vacarme, sans
esclandre, alors qu’elle n’est pourtant un secret pour personne. Cet
abandon du spectaculaire ou du misérabilisme, Klotz en hérite du documentaire –
héritier de Bresson dont il fut l’assistant, il connaît l’importance du réel
dans la fiction. Plus important encore, il sait que pour parler du monde, il
faut apprendre à l’observer pour mieux le retourner, pour mieux le chambouler
et, évidemment, pour mieux le changer.
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