Un peu comme le classement final de la Ligue 1 en 2019-2020, la pertinence de ce top des meilleurs films de 2020 est relative - ses règles d'admission, aussi, d'ailleurs. Si j'ai normalement pour habitude de n'inclure que les films ayant bénéficié d'une sortie française, cette année un peu particulière pour le septième art m'aura obligé à revoir un peu mes méthodes, et je dois dire qu'elles seraient un peu compliquées à résumer. Mais vous verrez, entre productions Netflix et quelques rares heureux élus à avoir eu la chance de voir le grand écran, des films n'ayant même pas été distribués sur le sol français. Le résultat, hybride et foutraque, est un classement du monde entier, de cinéma majoritairement indé, dénudé de gros noms. Comme quoi, il aura fallu attendre la fin du monde pour faire grimper ses exigences. Ça veut pas dire qu'on gagne au change d'ailleurs. Et non, il n'y a ici aucune trace de Drunk, de 1917, ou de l'affligeant Jojo Rabbit (j'exagère peut-être, mais on est sur internet), avant que certains ne me fassent la remarque. Par contre, il y a six films Netflix. Comme quoi on peut toujours apprendre à un vieux singe comment faire la grimace, il suffit de le priver de ses bananes.
Il est assez ironique que l'un des chocs documentaire de 2020 soit sorti des limbes de l'algorithme Netflix entre un Queen's Gambit et autres Umbrella Academy - assez inéluctable qu'il soit aussi un film sur les blessures de l'âge, de la mort imminente, de la maladie, et d'une certaine idée du deuil. Dick Johnson is Dead est pourtant un joyeux parc d'attraction, fourmillant et inventif, drôle et grinçant, et pourtant un rouleau-compresseur émotionnel comme on en voit si rarement dans le genre parfois très digne du documentaire. Une porte ouverte presque voyeuriste mais étonnement toujours d'une justesse acrobatique, faisant de ce sujet intime un objet de société, de réflexion universelle. Dick Johnson is Dead, entre le portrait d'un âge et le portrait d'un homme, finit par devenir un geste de cinéma déchirant, aussi incertain que définitivement sous contrôle : comme si, à travers le cinéma, la réalisatrice Kirsten Johnson tendait à reprendre la main sur ce qu'elle aurait aimé gardé pour toujours. Bouleversant, inoubliable, fascinant.
Le Festival d'Annecy 2020, organisé en lignes et resserré sur ses programmations les plus exigeantes (les films très attendus ayant préféré la salle !) aura été une jungle imprévisible, faite de déceptions et d'heureuses surprises (à commencer par le magistral Cristal du court-métrage, Physique de la tristesse), de propositions expérimentales et indescriptibles, dont Kill It and Leave this Town fait partie. 90 minutes de flottement métaphysique, purgatoire visuel et sonore où se jouent les histoires de la vie et de la mort, pour finir par exploser en un concert mélancolique indéfinissable qui ne semble jamais chercher l'aval d'un spectateur laissé sur le carreau. Restent alors les émotions, pures et fuyantes, comme si on faisait le grand plongeon dans la psyché d'un lointain inconnu désespéré, ses amours, ses amitiés, ses fantasmes et ses cauchemars - sans qu'il n'en soit jamais conscient.
Sur le papier, il n'y avait pourtant rien de fondamentalement original - un film à dossier intime, fait d'archives familiales autour de la question obsessionnelle (aux Etats-Unis) de la race, de la culture afro-américaine et de la justice. Sur le papier, le film était tout tracé. Et pourtant, Time, de par sa forme mélodique étonnante, de la fragilité de sa démarche qui tâtonne, mais qui tâtonne avec perspicacité et pragmatisme plus qu'avec manque de confiance. Les images se succèdent, flot d'époques et de souvenirs flottants - c'est là sa plus grand force. Le passé, et non le présent. Le réalisateur Garret Bradley en a bien confiance et construit son film autour de ce qui a pourtant été perdu : l'oubli, ou plutôt son absence, devient alors omniprésent. Les portraits dressés, celui de la femme mais surtout celui des gosses, sont absolument déchirants. Une très belle surprise et l'un des films les plus importants de l'année - c'est autre chose que Mangrove ou Les Sept de Chicago.
Impossible de ne pas penser aux frères Coen, qui ont d’ailleurs été cités dans tout ce qui a été écrit touchant de près ou de loin au film de Yerzhanov. La raison, davantage que visuelle (décor désertique, grands angles, cadre fixe, déplacements des personnages), scénaristique (ton doux-amer teinté d’humour noir et de polar systémique), est aussi philosophique : le portrait d’une frange de l’humanité qui, en marge de la noirceur, laisse pourtant entrevoir de la lumière. Il y a, dans les tréfonds terribles de la nature humaine, l’espoir d’un morceau de poésie. Celle d’une sagesse, d’un amour, ou d’une vague belle intention qui vient révolutionner son monde et bousculer tous les méfaits. Au fond, contrairement à ce qu’on en dit systématiquement, les Coen sont des utopiques à défaut d’être des optimistes. Yerzhanov les rejoint en cela : derrière la violence endémique, un lyrisme, mais aussi une plénitude. A Dark-Dark Man s’articule en silences, en contemplations : il déforme l’horreur en faisant d’elle un maigre détail d’un schéma plus large. Comme si elle n’était qu’un simple geste. Un geste qui compose ses tableaux, mais qui n’arrive pas à les bousculer – la véritable vague qui vient déferler sur ses coups de pinceau, c’est celle des sentiments. Au fond, c’est une belle conception du monde que propose Yerzhanov : celle, déjà énoncée dans le titre de son précédent métrage, d’une tendre indifférence. A quoi bon se chahuter de la souffrance si on ne transcende pas soi-même les bourreaux, les oppresseurs ?Western défaillant de la même manière que Taxi Driver était un polar déréglé, A Dark-Dark Man est une véritable confirmation, à défaut d’une consécration : alors qu'il nous prépare (déjà terminés ou en post-production) le nombre astronomique de cinq films, Yerzhanov renouvelle sans trahir ni copier sa précédente œuvre. Nouvelle variation sur l’inaptabilité à la société, les genres se croisent et se défilent pour au final se façonner à sa manière, comme un objet filmique indéfinissable et pourtant si familier – celui d’un cinéphile, oui, mais d’un auteur qui a des choses à dire, avant tout.
Dans la catégorie des "à ne pas confondre", après le double Paul Anderson, La Llorona de Bustamente, et celle de Michael Chaves. On s'amuse d'ailleurs à imaginer quelques spectateurs avides d'une nuit d'horreur devant le dernier Conjuring-like informe et vide d'intérêt, se retrouver par le hasard d'un mauvais clic devant cette étrange et funèbre fable de vengeance politique, subtilement ponctuée de ciné de genre finement ciselé. Imagerie lugubre, rythme mortuaire, travail d'artisan, sobre et silencieux, comme le sont tous les modestes chefs d'oeuvres. Bustamante continue sa poursuite à la recherche d'une âme cinématographique guatémaltèque, hanté comme ses personnages par le violent passé (et présent ?) de son pays. Un tour de force qui mélange les ambitions, les tons, les registres, tantôt glaçant tantôt sardonique, jamais vulgaire, d'une élégance folle et d'une précision assassine. Oui, c'est bien la bonne version.
Le fils prodigue est de retour ! Après quelques années de battement façon économie Disney (suites, préquels, franchises), Pixar a retrouvé sa majesté des années 2000 depuis Vice-Versa et Coco. Soul, nouvelle réussite indéniable du studio, semble d'ailleurs croiser les deux : illustration métaphysique de phénomènes intangibles (les émotions dans Vice-Versa, l'au-delà et l'âme humaine dans Soul) autour des réflexions post-mortem passionnantes déjà vues dans le grandiose Coco. La recette est presque trop facile, elle surprend peu et on se met à regretter le manque de courage dans le dernier quart - mais quelle intelligence dans ce cinéma populaire, qui plus est pour enfants. Profond, à strates, pluriel, complexe, et surtout magnifiquement dosé : difficile de ne pas ressentir un certain vertige devant cette morale presque anti-cinématographique sur l'insatisfaction humaine - comme si le bonheur était à portée de mains, loin des rêves et des fantasmes. Et comment ne pas être émerveillé devant un tel tour de force technique ? Quand l'animation devient si humaine, Pixar fait presque peur : leurs ordinateurs ont plus d'émotions que des films en images bien réelles. La clé, celle des regards, plus puissants que jamais, même faites de vecteurs et de pixels.
Dans la catégorie quasi-annuelle des "films mexicains qui tâchent", Kokoloko tâche beaucoup. Puisque c'est un peu la roulette russe depuis Amours chiennes, neuf fois sur dix ce genre de production n'est rien de plus qu'une bouse odieuse, subversive et laide. Et il faut avouer que Kokoloko c'est tout ça en même temps. C'est dégueulasse comme Heli, c'est malsain comme du Michel Franco, et puis c'est moche. Que c'est moche. Une sorte de vidéo analogique grossière qui transforme n'importe quel beau cadre en un simili-porno vomitif. Si moche que le nouveau film de Gerardo Naranjo (déjà remarqué en 2011 pour Miss Bala), que les images perdent tout leur sens, que la violence devient un lieu commun, un détail. C'est au fond là le sens de cette nouvelle vague mexicaine gore-réaliste, mais il est bien rare d'y trouver cette étonnante subtilité qui parcourt à mi-voix les horreurs de Kokoloko. Comme une musique fluette ironique qui viendrait donner à cette jungle des airs de comédie noire, alors que rien n'y est drôle. L'esthétique repoussante prend alors des airs de poème macabre, et la beauté d'une plage grossière devient le souvenir d'une terrible vision cauchemardesque, indéfinissable, inaudible - telle cette violence dormante et endémique de la société mexicaine.
Si Echo n'atteint pas les sommets du dernier Roy Andersson (Pour l'éternité, attendu en 2021, mais que votre serviteur expatrié a déjà eu l'occasion de découvrir en salles !), impossible de ne pas voir les liens évidents entre ces deux oeuvres nordiques, coups d'éclat cinématographiques porteurs d'une singularité de fond et de forme, témoignage d'une planète à l'arrêt, figée, et pourtant possédées d'une force évocatrice renversante - presque prémonitoire, d'ailleurs, avec cette idée d'un cadre dont on ne peut échapper, pourtant porte d'entrée vers un monde en mouvement constant. Echo devient le portrait d'une époque par l'absurde : tout s'arrête, le temps de quelques scènes de vie qui rappelleraient des tableaux naturalistes du XIXème. Et pourtant, on est bien en Islande, en 2020. Ou partout, en fait. Car ces moments d'existence, pourtant magnifiés par les majestueux décors de la Terre de glace, sont en fait ceux de 8 milliards d'âmes à la dérive. L'écho, il est là.
Malmkrog épuise, fascine, transforme. Au royaume de Puiu, les mots sont des animaux qu'on élève, qu'on dresse, qu'on tente d'approcher, de contrôler - on parle pour dire, pour ne rien dire, pour jouer ou pour haïr. Le temps finit par se déliter, impossible de rester accroche face à cette cathédrale d'écriture, aussi impressionnante qu'éreintante, et qui en viendrait presque camoufler l'autre force renversante de Malmkrog : ses compositions, figées et silencieuses, en contraste total de la joute verbale qui se fabrique au premier plan. A l'image de ces guerres dont on fait mention, Malmkrog se transforme alors en grande bataille napoléonienne : l'humain, intellectuel destructeur, venant briser la tranquillité d'une nature totale.
Plus de sept ans après le renversant Les Chiens errants, Tsai Ming-liang revient enfin au long-métrage de fiction avec Days, malheureusement limité chez nous à une sortie confidentielle sur Arte. Un cadre difficile pour explorer l'univers du plus statique des cinéastes en activité, tant son approche absolument unique du temps cinématographique, du cadre, du rythme, de la narration, est en soit une contradiction totale avec le mouvement de notre monde. Days, et c'est important de le noter, est d'ailleurs complètement muet. Ne demeurent que des gémissements, d'hommes et de moteurs, souffle étouffé du vent de la vie, qui s'échappe plus que jamais de ces personnages taiseux façon modèles bressoniens. Les paroles n'ont plus de sens quand viennent nous parler ces moments de film brut, comme indomptables, et probablement indispensables. Une suspension salvatrice, vertigineuse, inespérée. Infinie ?
Mank, à l'écran comme en coulisses, est une histoire de famille - celle derrière la gloire, celle derrière l'acte de création, celle derrière les conflits d'égos et de démago. Le point le plus fascinant - et en même temps le plus bouleversant - du dernier Fincher, est au fond une analogie discrète, bien en retrait des envolées scénaristiques et des défis techniques : Herman et Joseph Mankiewicz, Jack et David Fincher. Des destins croisés, de succès et d'oubli, de vedette et de regards, d'admiration et de chute libre. Le premier, frère ou père, comme embryon et inspiration du deuxième, tel une tragédie hollywoodienne. Peut-être l'un des films les plus personnels de son réalisateur, loin des grands discours contemporains, fondamentalement humain et cinéphile, terrible et déchirant, derrière l'humour grinçant et les effets de manche, l'arbre de famille de l'un des plus grands cinéastes de son temps. L'ironie plus systémique, purement fincherienne, de cadrer cette histoire avec un Orson Welles au sommet de sa gloire, champion des studios et du box-office - lui, le poète maudit du cinéma - vient finir le trait d'une vision nihiliste, cynique, et désenchantée du système américain, cinématographique, artistique. Tout n'est plus qu'un réseau de routes qui ne mènent nulle part. Ou part. On a souvent comparé Fincher à Hitchcock pour ses thrillers, mais rien que pour ça, ses drames le sont bien davantage.
Dans une rencontre improbable de Waves, de So Long, My Son et de Séjour dans les Monts Fuchun, le nouveau film (maltraité) du taïwanais Chung Mong-hong, A Sun, est à l'image ces trois récents succès une fresque familiale qui paraît presque interminable. Elle est surtout indéfinissable, prise dans le tumulte d'un temps qui passe et qui fait chavirer, d'amours et de haines, de déceptions et de rédemptions, le tout drapé d'un voile ouaté qui vient donner à ces terribles affaires intimes une musicalité tendre et délicate. A Sun brille et brûle comme le soleil, apaise et terrifie comme la nuit - s'y joue le théâtre d'une idée très particulière du destin et plus précisément d'un destin partagé, où la nature elle-même vient reprendre ses droits sur l'écriture sociale.
Le paradoxe artistique de Cancion sin nombre est une trahison en soit - au cinéma latino, à son histoire, à ses contemporains. Melina Leon tire ses inspirations d'un certain cinéma de festival européen, et ce n'est guère une surprise que son premier film soit atterri à la Quinzaine en 2019. Pourtant, alors que son remarquable sujet et ses thématiques sont profondément ancrées dans l'histoire récente du Pérou, difficile de ne pas voir cette coproduction comme une anomalie presque paradoxale et contradictoire avec l'activité habituelle du cinéma du pays incas. Et pourtant, malgré tous les reproches qu'on pourrait faire aux fondements d'une telle démarche, difficile de ne pas être happé par la force esthétique renversante de cette proposition visuelle impressionnante de maîtrise. Des corps flottants dans un Pérou transfiguré, sombre et mélancolique, sorte de carte postale trompeuse transformée en décors quasi-herzogien. Ponctué de silences et de lumières, Cancion sin nombre porte bien son magnifique titre : c'est bien une chanson, plutôt sans paroles que sans nom, où les voix des interprètes ne s'échappent plus. Dans cette idée d'un cri qu'on éteint, il y a évidemment un peu de tercer cine, et on pense forcément à Jorge Sanjinés, voisin bolivien et figure majeure du cinéma latino dont on pense qu'il a également été dans les influences majeures de Leon, quelque part entre Bela Tarr et Pawlikowski... Comme quoi, on se trouve toujours des excuses. Magnifique.
Le nouveau cinéma argentin semble suivre un battement, une pulsation - en contraste total avec l'horreur, l'indescriptible qui se joue hors-champ, en arrière-plan, sous-jacent. Des coups sourds et épars, lents et funèbres, comme éclatés. Martel a réinventé cette musicalité, d'autres comme Naishtat l'ont raccroché au thriller paranoïaque (le brillant Rojo, sorti en 2019). El Profugo, variation plus giallo, fondamentalement sensuelle, pas si loin de Verhoeven (on pense à Basic Instinct, mais aussi bien sûr à Elle), s'inspire de ses prédécesseurs, poursuit cette course folle et la mène vers des sommes inespérés : El Profugo est un choc total, un film important et renversant, fort d'un accomplissement esthétique (autant plastique que sonore, car les deux sont équitablement importants dans ce cinéma argentin) total et presque panoramique, au point qu'on se demande comment cette vague de cinéastes si passionnants pourrait faire autrement que de se renouveler. Le Mal, rampant, obséquieux, présent dans chaque image, chaque noir, chaque ombre, se vêtit de grands gestes humains, de longs regards fabriqués, artificiels, fondamentalement dérangeants. Il y a un peu de Kiyoshi Kurosawa dans cette lecture d'une horreur inhérente aux lieux, aux mouvements et aux constructions sociales. C'est le reflet d'un pays en crise, en mal-être profond, en révolution étouffée. A quand le jour où tout bascule ?
L'anthologie / série Small Axe est en cela assez symptomatique de la filmographie de Steve McQueen : partagée entre élans cinématographiques d'exception, mièvrerie dégoulinante de facilités et de lieux communs, films d'auteurs ambitieux loin des codes du cinéma anglo-saxons et films de commandes convenus et sans inspiration. Là où Mangrove est un triste soufflet mal dégrossi, agaçant de manichéisme, déjà vu mille fois rien que cette année - Lovers Rock est tout l'inverse. Un film ultra-condensé, conceptuel, allumé et mélancolique, dansant et festif, tragique sans être moraliste ni sensationnaliste, ponctué de scènes fantastiques (Silly Games), où le dialogue ne devient qu'un nappage facultatif. On y retrouve, et ce n'est pas peu dire, le McQueen de Shame et Hunger : son instinct pour filmer les corps, les regards, l'espace humain. Ce microcosme finit par devenir universel, mais au fond on retient surtout l'ambiance très particulière de cette soirée reggae façon romance rock, son papier peint de salon anglais, ses lumières tamisées jaune baveux, le dialogue des gestes, le temps d'un soir.
Surprise de retrouver Trey Edward Shults, réalisateur de l'inespéré It Comes At Night il y a trois ans, à la tête de cet étonnant et rafraichissant projet. Impossible de ne pas penser à Euphoria, bien sûr, pour son esthétique millenial et sa BO Spotify rnb-hip-hop-jazz-rap à base de Frank Ocean, Kanye, Tame Impala, mais aussi à The Place Beyond the Pines, pour cette narration en actes, source d'une rythmique incertaine et ambitieuse, aussi imparfaite que fascinante. Les thématiques, celles d'une jeunesse connectée et déconnectée, d'une Amérique Z en quête de sens, d'identité (raciale et sexuelle) et d'existence, évoquent aussi inévitablement la série de Sam Levinson : et pour cause, difficilement de justement parler de la TikToksphère sans épouser ses formes, ses mal-êtres, et sans rompre totalement sa musicalité. Ici, pas des vidéos de cinq secondes, mais 2h15 contemplatives, façon cloud rap en transe. On comprend les détracteurs, mais les amoureux ont leurs raisons. Un film précieux, nécessaire, prophétique. Le témoignage d'un nouvel univers.
Hotel by the river, dont les premières projections remontent à près de deux ans, dernier film du plus prolifiques des réalisateurs coréens (le prochain sortira en septembre), arrive après quelques métrages plus anecdotiques qui auraient pu nous faire croire à un essoufflement. La vérité, et elle semble presque improbable pour un cinéaste aussi codifié, c’est que Hotel by the river se vit presque comme un renouveau : abandonnant (chose rare chez HSS) la balade romantique pour lui préférer la mélancolie d’amours dont on ne fait que parler sans jamais les vivre ; il faut aussi noter le parti-pris esthétique prononcé, fait d’aplats de contrastes et de silences étouffés, celui d’un monde noyé par la neige. La neige, sixième personnage de ce pentagone à cinq visages : un poète, ses fils, deux femmes. Le destin les a réunis en plein hiver dans l’hôtel Heimat, en bordure du fleuve Han. Quelques discussions viennent nous éclairer sur leurs histoires et sur leurs raisons d’être-ici : le poète, sentant sa mort proche, a réuni ses deux fils pour renouer des liens déliés ; l’une des deux femmes se remet de ses récents déboires amoureux en compagnie d’une amie. Cette rivière finit alors par prendre des airs d’existence – une existence que l’on gèle, le temps de se retrouver, avec une avalanche de neige. Cet Hotel by the river, cet hôtel sur la rivière, c’est une halte le long de la vie, éloignée du monde, de ses heurts, de ses sons. L’allégorie prend alors des airs d’expérimentation et, peut-être pour la première fois chez Hong Sang-soo, on se sent flotter dans une réalité alternative, dans un au-delà. La conclusion de cette fascinante introspection, pas si loin d’un Lynch ou d’un Weerasethakul, vient parachever notre conviction d’avoir eu à affaire à quelque chose de très grand : le pinacle métaphysique d’un metteur en scène à son sommet qui, sans trahir ses convictions et ses méthodes, nous a emmené naviguer sur le Styx, terminus : le pays de la mélancolie de ce qu’on n’a pas construit.
Sur le papier, La Cravate avait l'air d'un projet tellement fondamentalement casse-gueule qu'on était en droit de ne pas vouloir parier un seul sou sur son sort : la campagne 2017 de Marine Le Pen du point de vue d'un militant RN, le tout narré comme un Desplechin par deux réalisateurs aux atours de gauchiasses prétentieuses... Et si La Cravate navigue effectivement en funambule quasi aveugle, manquant de tomber à la renverse si souvent qu'on se demande s'il n'y a pas une part de divin là-dedans, la conclusion est miraculeuse : remarquablement mesuré, se servant plus du RN comme d'une matérialisation cartoonesque de toutes les dérives politiques actuelles, mais se concentrant surtout sur l'humain. Ce personnage, ce personnage incroyable, ni vraiment Strip-tease, ni tout à fait chez Alan Clarke. Un documentaire brillantissime, conscient de son époque, plus d'actualité que jamais quatre ans après son tournage, symptomatique de nombreuses dérives (identitaires, médiatiques, d'usage) qui, depuis cette année, sont devenues apartites : ce qui le différencie finalement, c'est cette approche ampoulée, pas si loin des grandes heures de L'île aux fleurs, qui font du terreau Depardon une loufoque comédie grinçante et tragique. Immanquable.
L'Empire Safdie continue de se se construire - Uncut Gems ne pouvait être rien d'autre que le yang de Good Time. Ce sentiment de fuite totale, constante, de fébrilité esthétique, alors que tout est calculé. Cette impression de planer, alors que l'on est dans la véritable crasse du réel. Cette illusion old school, du New York de Scorsese et des gamblers, alors que l'on baigne dans la modernité. Une modernité désenchantée et ironique, celle du vaporwave et d'autres délires acidulés dont on peine à déterminer l'origine, la raison, la finalité. Ne reste que des sens, à l'affût, le rouge du sang et le brillant des diamants ; le bleu des villes et le déraillement du train capitaliste. Au fond, le dernier Safdie - comme les précédents - est l'un des plus conscients de son époque, de la loi de la jungle, de la loi de l'individu, de la quête du bonheur, d'un conte urbain total, éternel, universel. Un coup de poing, dérangé et dérangeant, nouvelle note d'une des oeuvres les plus tentaculaires du cinéma américain du nouveau millénaire.
La Traque c'est l'histoire d'un dynamitage total : celui de bien quinze genres phare du cinéma coréen. Au hasard : le buddy movie, la dystopie proche, le film de traque, le film de tueur à gage, les gunfights ultra-violents, le vengeance-movie... Le tout passé au mixeur d'un prodige pas vu depuis dix ans (Yoon Sung-Hyun, réalisateur de La Frappe en 2011), sorti en loucedé sur Netflix entre deux package lobotomies. On passe d'un ton à l'autre, et la thématique plutôt simpliste en apparence (le déterminisme social face à la violence du monde ?) se réinvente pourtant avec une aisance déconcertante, avec ironie ou tragédie, violence ou poésie. La force destructrice de La Traque, c'est de faire ressentir la fureur du monde dans chaque coup, de rendre physique la violence des hommes dans chaque dialogue. On ne saura que trop le recommander, tant ce genre de série B nerveuse à gros budget qui rappelle autant Verhoeven que Carpenter est devenue une denrée rare, pourtant toujours autant symbolique d'un mal chronique... celui d'un monde du capital-roi que sa propre industrie est de moins en moins encline à déconstruire, critiquer, fusiller.
C'est un film plus actuel qu'il n'y paraît, en ces temps de quête de sens généralisées chez les jeunes adultes - The King of Staten Island fait pourtant le récit tardif d'un deuil inachevé, celui d'un gosse au père héroïque, mort dans les flammes d'un immeuble où, pompier, il intervenait. C'est d'ailleurs l'histoire de Pete Davidson, acteur principal du film dont le même père, pompier à New York, est mort lors des attentats du 11 septembre. Apatow, en grand conteur des errements de l'âme de l'américain moderne, y révèle les blessures sensibles, faisant varier une nouvelle fois une figure si symbolique des Etats-Unis : dans The King of Staten Island, celle du héros qu'on ne peut pas suivre, qu'on nous invente et réinvente, et qui nous écrase de sa présence invisible. La conclusion, emplie d'amertume et de mélancolie comme à son habitude, vient compléter cette idée d'illusion : au-dessus des immeubles tombés ne reste que le ciel, qui lui ne chutera jamais. Il n'y a plus qu'à l'attraper.
S’il fallait choisir un film de Rohmer particulièrement proche d’Eva en août, ce serait Le Rayon Vert, dont Trueba fait varier l’élément déclencheur : dans le premier, Delphine cherche désespérément à partir en vacances – dans l’autre, Eva choisit délibérément de demeurer en ville, terre délaissée chaque mois d’août et qui se métamorphose en un décor de cinéma profondément fascinant. De la mégalopole bruyante apparaissent rues désertes et guinguettes de campagne ; chaque son, étouffé, laisse place aux discussions les plus profondes – celles qui naissent des transitions. Des transitions qui surgissent du mois d’août, charnière annuelle de vies qui se transforment. Eva en août, à la Rohmer, est donc logiquement un récit initiatique où l’initiation est une introspection. Pas vraiment d’intrigue, ni de finalité narrative, seulement une tranche de vie où se joue l’existence elle-même, sans forcément de belle solution redéfinitoire : on ignore l’avant, on devine l’après, sans que ceux-ci aient une importance autre qu’intuitive. L’amalgame pourrait paraître réducteur – il est en fait l’armure d’une partition parfaitement assumée : si Trueba référence Rohmer, c’est pour mieux le faire tourner, pour mieux le tordre. Film madrilène, film générationnel, Eva en août est paradoxalement un pur produit de son époque. Les questionnements de l’héroïne, innovant à travers quelques micro-variations imperceptibles, s’imprègnent alors d’une étonnante mélancolie : celle des étés-canicules, des soirées eco-cups, de la pensée mondialisée d’internet, et bien entendu du parasite technologique qui brille de par son absence. C’est comme si, le temps de quelques semaines chaque année, l’humain se retrouvait face à sa propre vérité.
C’est en quelque sorte la stat qui n’a plus vraiment de sens : à soixante ans, dont vingt-neuf comme cinéaste, le japonais Takashi Miike a réalisé un peu plus de cent films. Yakuza (bien sûr), horreur, érotique, western, comédies, drames intimes, musical, chanbara, films pour enfants, arts martiaux. Et parmi ce panorama presque exhaustif des obsessions du cinéma japonais d’hier et d’aujourd’hui, un nombre affolant de nanars et de bouillie bis infâme, au point que les rares réussites de la filmographie tout à deux euros de Miike prennent des airs de roulette russe inversée. Une roulette russe où les tirs à blanc côtoient des propositions folles, indescriptibles et jouissives, à l’image de ce First Love, drôle de bazar azimuté qui fait de l’informe une norme, où l’instable n’est jamais déséquilibré, où la référence se noie dans l’invention. Au point qu’on finit par ne plus savoir si Miike se cite lui-même ou pastiche un autre, ou si la méthode s’est complètement automatisée, et que tout le génie imprévisible de cette production plus patchwork que masterwork ne serait peut-être pas une création aléatoire de l’algorithme Takashi Miike. On ne le saura probablement jamais – lui non-plus, d’ailleurs.
Enorme, c'est le film dont tout le monde a entendu parler mais que personne n'a vu (à part peut-être les Cahiers du Cinéma, visiblement), et pour cause : son sujet terrifiant, malsain et l'erreur marketing qui a été d'en faire une comédie potache inconsciente des évolutions sociales récentes - comme si cinquante ans de féminisme se retrouvaient balayés d'un pauvre film avec Jonathan Cohen... où celui-ci fait tomber enceinte sa femme sans son consentement. La réalité, infiniment moins triviale, respecte paradoxalement les grandes lignes de cette définition. Mais la subtilité est toute autre : avec Enorme, Sophie Letourneur fait varier une figure, celle du cinéma populaire, en un jouet macabre et cynique, loufoque et absurde, et fondamentalement indéfinissable. Se suivent alors des scénettes tant malsaines qu'hilarantes, installant un malaise total dans lequel ce drôle de métrage semble enchaîner les sorties de route pour finalement continuer à conduire tout droit, faisant fi des bosses et des fossés - une démarche que n'aurait pas renié le grand Blier. Y voir un rejeton du patriarcat c'est faire abstraction de tout enjeu symbolique - tant sur la condition de la femme que sur celle du cinéma français. Enorme, film absolument politique, affiche un apolitisme de surface - celui d'une vision jemenfoutiste et heureusement insouciante. Le résultat, époustouflant de folie, incontrôlable et imprévisible, est l'un des films les plus jouissif de l'année.
Michel-Ange n’est pas tout à fait Kontchalovski, de la même manière que Roublev n’était pas tout à fait Tarkovski : la posture, plus humble que de projeter sa propre œuvre sur celles de génies immortels, est davantage celle d’un tourment – celui de faire Art et des sacrifices que cela implique. Pour Tarkovski, le sacrifice était d’ordre religieux ; pour Kontchalovski, il est politique. Michel-Ange se mue alors tour à tour en Borgia, en Amadeus, en Fitzcarraldo – de l’écrasant opprobre des puissants au germe de la folie dans un esprit débordé, l’introspection intimiste n’est finalement que de courte durée, façon observation d’une dégringolade schizophrène : ce qui intéresse particulièrement Kontchalovski, c’est la lutte presque mythologique entre l’humanité et l’éternité, entre l’Homme et son Art. Un Homme qui, tel un personnage abrahamique, en vient à déplacer des montagnes et à décorer le logis même des représentants de Dieu sur Terre – l’ampleur de la tâche, herculéenne, en devient mystique. C’est dans son approche picturale du cadre que le cinéaste russe va d’ailleurs chercher ce jeu des proportions : les villes sont labyrinthiques, les paysages gigantesques, majestueux. L’Homme n’est plus qu’une fourmi, un point, une poussière au milieu de l’Espace. A cette image, ce plan magnifique où Michel-Ange dévisage ce « Monstre » de Carrare, rocher millénaire, dantesque et inexorable. Lui, est immortel ; Michel-Ange ne l’est pas encore. La Nature, infinie, se matérialise alors en un rocher cubique. Cellule du monde inanimé, elle pourrait alors devenir une ruine du monde du vivant. Au-delà de la réputation de Kontchalovski, on n’attendait pas forcément plus de Michel-Ange qu’un ampoulé métrage de vieillard dépassé sentant la naphtaline. Cinéaste irrégulier et incertain, la force évocatrice, politique et poétique de Kontchalovski n’a pourtant jamais faibli ; et ce nouveau film, de par son ambition démesurée de faire ressentir la démesure de l’immortalité et le poids du sacré, est en cela d’une infinie sagacité. En allant chercher chez Tarkovski, chez Bresson et dans la Renaissance une universalité qui rend chaque tableau actuel à sa manière, Kontchalovski parachève sa proposition de faire de l’Art une religion en soit ; une religion violente, une religion de martyrs, mais en laquelle il faut croire, contre vents et marées, envers et contre tous.
Une rivière, comme symbole d’un mouvement constant ;
une montagne, comme souvenir d’un temps éternel ; et enfin, la ville,
symptôme de nos vies humaines, éphémères, fragiles et fourmillantes. C’est au
fond à partir de ces trois matières que le chinois Gu Xiogang façonne son
premier film, en faisant interagir ces gestes, en inversant et en faisant le
jeu de leurs temporalités, ampleurs et reliefs polymorphes. Séjour dans les monts Fuchun traduit d’oppositions,
non pas contradictoires, synergiques : fresque délicate, intime et
universelle, sensible et foisonnante, grandiose et modeste. En quelques gouttes
de cinéma, le film de Gu Xiogang transpire d’un cinéma qui dépasse nos simples
vies : le cours perpétuel du monde, bien lointain de la tragédie du
quotidien, à l’image de ces lieux de vie qu’on détruit, effaçant le passé pour mieux
réinventer l’avenir. En invoquant au passage Huang Gongwang, le cinéaste
chinois se réfère d’ailleurs à l’une des œuvres immortelles de la culture
chinoise ; celle qui, parmi toutes les autres, viendrait unir les courants
artistiques, les ères du passé, du présent et du futur, en un seul fleuve
unique, celui de l’Empire du Milieu, et même du monde bien au-delà des
générations, bien au-delà des empires et des dynasties. En quelques mots, la Grande
Histoire de l’Humanité.
L’histoire commence en région parisienne. Félix, un type au cœur tendre, tombe sous le charme d’une fille avec laquelle il a une relation d’un soir. Celle-ci part le lendemain dans la Drôme pour retrouver sa famille, et il décide de la suivre, accompagné de son meilleur ami et de leur chauffeur BlaBlaCar. C’est aussi minimaliste que ça en a l’air : À l’abordage, c’est le récit d’un amour qu’on chasse, qu’on perd, qu’on découvre, au fil des sorties en rivière et du quotidien animé des vacances d’été. À l’abordage, c’est aussi le récit d’un soi qui se construit et se déconstruit au fil des rencontres et des nouvelles expériences – nouvelles expériences car, derrière la romance, le dernier Brac se plonge dans une aventure intime, à l’échelle de l’humain : cette aventure d’une première sortie canyoning, cette aventure d’une première cuite, de premières vacances. Cette aventure d’un nouvel amour. C’est cet ancrage de la banalité qui fait qu’on se projette autant dans le cinéma de Brac – on y vit les potes, les meufs, les hauts et les bas, les peines et les succès, les frustrations et les passions, les jours et les soirs. La vie, quoi. On le compare souvent à Rohmer, mais le cinéma de Brac présente une nuance fondamentale : fini la confiture métaphilosophique, fini les interminables monologues romantiques. Ici, tout le monde n’est pas un grand penseur littéraire. Ce n’est pas pour autant qu’À l’abordage n’est pas un film qui pense la vie. Bien au contraire, dans ces moments, ces déceptions, ces rires (car c’est en plus très drôle), il y a le sel qui fabrique un instant – à l’image de ce magnifique karaoké sur Aline, plus bel hommage (involontaire) à Christophe qu’on aurait pu penser. Finalement ne reste que ce beau visage, comme une épave. La mélancolie se déverse en nous. Ces vacances, ce sont les nôtres. Celles qui ne font pas rêver, mais qui gênent et qui déçoivent, et qui, dans l’espace d’une après-midi en apparence anecdotique, se transforment en souvenirs. À l’abordage, film d’une douceur et d’une tendresse infinies, se propose en miroir de nos propres passions de femmes et d’hommes, où toute la complexité des sentiments assouvis ou non réside dans la chaleur d’un plan fixe qui ne s’arrête pas. A l’heure où cette joie passagère se vit confinée, loin des rivières et des campings, la force du dernier Brac est d’autant plus bouleversante : cet îlot perdu, telle une variation de ce bassin noir de monde de Cergy-Pontoise (L’Île au trésor), s’estompe aussi vite qu’il est apparu.
Le grand chaco bolivien, des bidasses à la dérive, des buissons, du sable, le soleil. L'ambiance est aride, sèche, façon Aguirre déshydraté, Apocalypse Now sans point de chute, piqué aux décors Zama ou Bacurau. C'est l'espace de l'anti-spectacle, désaturé et déshumanisé, sans combat sans objectif - le récit d'une perdition, d'un assèchement total ; terre et pellicule brûlée, un monde de poussière où tout finit englouti par cette nature silencieuse, immobile, presque tristement banale. Ni fleuve ni jungle, seulement des buissons gris et des arbres sans feuille. Ni grand twist, ni folie furieuse façon Kinski, mais une agonie sémantique et diurne, où les grands débats sont celui du menu du jour : lézard mort ou insecte. Chaco n'est pas seulement un film de guerre sans guerre, c'est un moment de cinéma sans évidence.
La fracture dont Adieu les cons fait le récit est totale : elle est économique, elle est sociale, elle est technologique, elle est idéologique. En déconstruisant l’absurdité de nos rituels d’êtres humains civilisés du nouveau millénaire, Dupontel propose un miroir déformant de son précédent film, Au revoir là-haut : à l’absurdité de la guerre se substitue la déraison des protocoles, sorte de matérialisation de l’immatériel, contre-sens total mais néanmoins tentaculaire. Adieu les cons se situe pourtant dans un après-bouillonnement : cette toile de fond burlesque et dystopique se fait en silence, comme une suspension consentie de l’incrédulité. « Adieu les cons », c’est un point de départ. Ce sera aussi un point de chute. Dupontel se remet en quête d’une forme d’épure narrative qui avait fait le seul de ses premières réalisations, à travers un jeu de gendarmes et de voleurs qui se joue avec les dés de 2020. Les flics dont on a peur, les économies qu’on va imaginer, les identités qu’on nous fabrique – cette dernière thématique justement, celle de notre visage numérique, est fondamentale de la réussite d’Adieu les cons : cette nouvelle surface qui vient effacer l’histoire, comme si une espèce nouvelle était apparue avec la technologie, faisant table rase du monde qui l’a précédé et rupture avec ses réfractaires. La mélancolie qui s’en dégage, mystique et totalement cinématographique, transforme la comédie en tragédie contemporaine. Le dernier Dupontel se vêtit alors d’un habit étonnant, celui d’un dernier souffle avant la fin d’un monde – celui de l’humain, de l’humour et de l’amour. Ou alors reste-t-il un peu d’espoir ? Un peu d’anarchie pour détraquer le labyrinthe, pour inverser l’ascenseur ? Ces deux fugitifs deviennent alors l’ultime espoir de l’humanité. Ils sont, à vrai dire, des marginaux qui sommeillent en chacun de nous – c’est cette étrange réalité que Dupontel semble vouloir aller chercher, aller révéler. Une épiphanie collective, ou au contraire individuelle, où chacun pourrait se crier « J’existe ! » pour s’émanciper des codes et des mœurs. Mais quelle fuite existe-t-il ? La réponse, terriblement fataliste, est qu’elle a disparu. A l’heure des réseaux et des modes, la marginalité n’est justement plus qu’un fantasme, qu’un état passager. Les révolutions sont devenues des systèmes au sein du système. Il n’y a plus de masque à faire tomber car il n’y a personne pour regarder les visages. L’anomalie devient la norme, et les contre-pouvoirs ne sont que des illusions. C’est de cette révélation que naît une profonde nostalgie, celle de la véritable différence et de la pensée incontrôlée, instable. Seule solution, la fin du monde.
Un grand fim pas comme les autres pour une année comme aucune autre. Dès son titre, teinté d'un rejet sociétal aux allures de suicide bourgeois, Je veux juste en finir annonce une couleur - ce qui suivra, ceux qui suivront, cette sorte de trip sauvage et halluciné, de cauchemar existentiel à la fois ultra-esthétique et dénué d'évidences plastiques, personne ne pouvait vraiment s'y attendre - même de la part de Charlie Kaufman, auteur culte des scénarios de Eternal Sunshine of the Spotless Mind, Dans la peau de John Malkovich et réalisateur du très remarqué Anomalisa en 2016. L'état léthargique dans lequel Je veux juste finir nous tire, la tempête artistique de ses risibles expérimentations font de cet objet non-identifié un moment à part, et peut-être le plus grand étendard du modèle si critiqué de Netflix : à force de donner des cartes blanches aux plus grands, sans cadre et sans contraintes de rythme, on finit par aboutir à de magistrales anarchies : Kaufman investit un espace cinématographique comme on pourchasse un eldorado, bravant la morale et tentant de survivre en terrain hostile où il ne reste plus qu'à créer. A partir de rien. Les structures se délitent, se réinventent, terminent méconnaissables - les codes sont ceux des hors-la-loi, des bandits qui ont tourné le dos au grand écran. L'écran qui reste, celui de la crise Covid, celui de la crise symbolique de la salle, celui du salon d'un inconnu, celui du chez-soi intime d'un lointain étranger, est finalement l'ultime recueil du cinéaste, qui vient envahir de ses émotions et partager ses dérives mentales les plus folles ; et dans le même temps les plus universelles. Le dialogue, intrusif et pourtant si cotonneux, est le pinacle d'un cinéma solitaire, d'un art qui se vit seul, les yeux dans les yeux. En 2020, Je veux juste en finir est bel et bien un film-monde. Un film qui doute. De lui-même, de l'institution, du couple, de la vie, des enfers. Un film qui doute de ce qu'on nous inculque. Un film qui doute du sens même. Seule certitude : c'est bien ça, le cinéma qu'on peut espérer de demain.
Faire le public de trouver des films https://frenchstreaming.tv de films appropriés probablement poussé les administrateurs? Et si ce cinéma se prépare encore pour le public?
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