Il est important de rappeler à quel point, lorsqu’il sort en
1955, Les maîtres fous est un film
qui divise radicalement. Vivement critiqué en France pour sa violence et son
discours anticolonialiste, il est même interdit au Ghana, où il a été tourné,
l’administration locale trouvant qu’il donnait une image sauvage de l’homme
africain. A l’époque, Jean Rouch n’est pas encore le cinéaste incontournable
qu’on connait aujourd’hui – ingénieur reconverti ethnologue, ethnologue
reconverti réalisateur, ses méthodes et ses obsessions n’en sont qu’à leurs
balbutiements.
Déjà, pourtant, une caractéristique, définitoire de son
identité : cette caméra-épaule, qui place le spectateur au centre de
l’action. Incident technique (il avait, sur un de ses tournages, perdu son
trépied) devenu marque de fabrique, elle semble pourtant d’autant plus
indispensable lorsque l’on découvre Les
maitres fous. A Accra, des immigrés nigériens ont importé leurs croyances,
et notamment le mouvement Hauka, secte religieuse à la croisée du spirituel et
de la résistance dont l’une des cérémonies les plus remarquable était
l’organisation d’une transe collective dont tous les participants se lançait
dans l’imitation aussi loufoque que violente de leurs occupants coloniaux,
principalement militaires. Les maîtres
fous se compose de trois parties : une première, montrant nos
protagonistes au travail ; une deuxième, captation de la fameuse scène de
transe ; et enfin une dernière, retour à la vie quotidienne pour ceux que
l’on a découverts, entre temps, méconnaissables, possédés.
Le cinéma de Jean Rouch a cette particularité qu’il relève
de deux domaines analytiques : celui, évident, de l’objet
artistique ; l’autre, complètement opposé, du document ethnographique.
Cette double identité, en plus de celle d’être le film d’un européen sur une
culture africaine, pose toute une série de dilemmes, complexes, mais
nécessaires pour appréhender Les maîtres
fous : le premier, et peut-être également le plus opaque, pose une
contradiction. En effet, n’est-il pas paradoxal de vouloir conjuguer une
ambition artistique et un objet de documentation d’une pratique
culturelle ? Un document filmique possède-t-il d’ailleurs seulement une
valeur esthétique ?
Un autre dilemme, lui aussi incontournable, est une simple
histoire de bagage, de biais culturel : Jean Rouch est un occidental
venant capturer cette pratique exotique qu’il ne connait pas, qu’il découvre
même au moment de tourner son film. Qu’en est-il de l’objectivité de son
regard ? A-t-elle vraiment lieu d’être en cinéma documentaire ? Ou
alors faut-il considérer la démarche de Jean Rouch par le prisme des sciences
sociales ? Ces questions font remonter une problématique fondamentale de
l’ethnographie, une relation qui renvoie directement à la hiérarchie de la
création cinématographique : il y a le « Soi » et il y a
l’ « Autre ».
En documentaire ethnologique (on pense alors à Flaherty), il
est de coutume de traiter de l’Autre
comme sujet, différent, distant. L’Autre
agit mais n’interagit pas. Là où la prise idéologique prend une dimension plus
labyrinthique, c’est que dans le cas de Les
maîtres fous, il y a également un double discours : celui de Jean
Rouch (Soi) et celui des Autres (la secte Hauka). Le rituel au
centre du film est, comme montré dans le film, une évidente critique de
l’ingérence coloniale, vécue comme un choc culturel dans le même temps loufoque
et brutal. Mais ce discours, que la voix-off de Jean Rouch prête à ses filmés,
est-il bien fidèle à la réalité ? Si l’écriture du cinéaste fait qu’il
reste très peu didactique dans ses démonstrations théoriques, la portée
politique et sémantique de son film reste pénétrante.
Les maîtres fous
est cependant un cas particulier. Comme le film l’annonce lui-même, c’est une
commande, et pas de n’importe qui. Auteur déjà à la fin des années 40 de
plusieurs courts et moyens métrages sur les rites africains (Les Magiciens de Wanzerbe, Initiation à la danse des possédés),
Jean Rouch attire l’attention de deux prêtres Hauka qui voit chez lui la
possibilité de valoriser leurs pratiques, leur art. Lorsqu’ils font appel au réalisateur français, c’est pour eux
l’opportunité de voir se déchaîner des scènes de transe collective dans les
salles de cinéma où le film sera projeté, comme si la puissance du rite, même
filmé, allait envahir les spectateurs. Ce qui n’arriva jamais, bien entendu.
Mais cette anecdote autour de l’origine de Les
maîtres fous donne à la démarche documentaire une ambigüité incongrue.
C’est comme si, de l’innocence originelle des filmés (les « Autres ») dans les plus vieux
documents ethnographiques, on évoluait graduellement vers une conscience
généralisée de soi, de son image et de sa force. Une pureté à jamais perdue, et
qui symbolise au fond un questionnement nouveau : comment filmer celui qui
sait ce que signifie filmer, et tout ce que cela implique.
L’Autre devient
participant direct à la création. Jean Rouch fera même appel à plusieurs prêtres
Hauka en salle de montage, pour commenter la scène de transe : des
explications dont il se servira en écrivant sa voix-off. Il faut cependant
rester mesurer : l’ingérence des filmés dans le processus créatif de Les maîtres fous reste modeste. Ne pas
surévaluer leur influence, c’est aussi faire le constat d’une réalité :
Jean Rouch a ouvertement réalisé un film à destination des européens. Les
africains, tout au long de son documentaire, ne sont jamais considérés comme un
public potentiel – surement savait-il déjà que son film serait interdit au
Ghana, mais cela nous remet aussi dans le contexte de l’époque : si l’Autre peut passer de sujet à
participant, il n’a pas encore les ailes pour être une cible, d’être confronté
à sa propre image, même s’il a pu la manipuler. Mais au fond, qu’aurait-il à en
apprendre ? La démarche de Jean Rouch, si mémorable soit-elle, ne
trouverait un écho qu’en Occident : en filigrane, un discours sur la
pression sociale et comment certains ont réussi à la catalyser. Comme il le
disait lui-même, en 1957, à propos de son film : « C’est de l’Afrique que les Européens
apprendront quelque chose. » En effet : chez Jean Rouch, il faut
rappeler que les rôles sont inversés. Le « Soi », humble, n’est qu’un esclave de l’ « Autre ». Celui qui a le vrai
pouvoir d’influence, de création, c’est le filmé – c’est lui qui forme le
ciment du documentaire, c’est lui qui occupe le cadre, c’est lui qui écrit la
sémantique. On en vient à se demander si cette transe n’avait pas, dès le départ,
été imaginée à destination des européens, enfin placés face à leur propre image,
à leur propre caricature. Le vrai sujet n’est-il pas alors autant l’Europe que
l’Afrique ? Et si finalement l’européen était l’ « Autre » de l’africain ? La
transe comme caméra, Jean Rouch comme premier spectateur : qui fait le
portrait de qui ?
savait-il déjà que son film serait interdit au Ghana?
RépondreSupprimerLes enfants sont les acteurs naturels nés, tout comme les acteurs https://filmstreaming.red/ de cinéma. Regardez-les - si l'enfant n'a pas un jouet, il trouvera un bâton et commencer à jouer avec. Les enfants sont grands inventeurs et des rêveurs.
RépondreSupprimer