Dans
une ville assiégée par un ennemi mystérieux résonnent des bruits de pas entre
deux morceaux de tango et de concrète. On nous dit qu’on est à Aquilea en 1957
mais ces rues ont des faux airs de Buenos Aires. Ce stade, lieu pivot de l’action
d’Invasion, ressemble à s’y méprendre
à la Bombanera. Quelque part, on se dit que l’illusion de connaître fait partie
du film de Santiago : quand on tord la réalité d’une manière aussi
ouverte, cela doit bien être pour quelque chose ? Tout l’intérêt d’Invasion réside pourtant dans cette
incertitude, chaque nouvelle information semblant clouer un peu plus cette idée
presque trop grossière que « cette
réalité donnée n’est pas la vôtre. » Rien n’est censé évoquer quoi que
ce soit.
Invasion s’initie sous l’impulsion d’une
rencontre : celle d’Hugo Santiago, jeune réalisateur de retour d’Europe,
de Jorge Luis Borges, trésor national argentin qu’on ne présente plus, et d’Adolfo
Bioy Casares, autre écrivain argentin notamment célèbre pour L'Invention de Morel. S’il est important
de définir cet assemblage pour parler d’Invasion,
c’est qu’il va croiser des univers qui n’avaient alors pas grand-chose à voir :
celui de Borges (et par extension celui de Casares), prologue lointain du
réalisme magique décrivant des mondes inquiétants teintés de fantastique ;
et celui d’Hugo Santiago, sorte de noir post-moderne austère et désertique,
habité par des figures taciturnes et indéchiffrables qui ne sont pas sans
évoquer Robert Bresson… dont Santiago fut l’assistant de 1959 à 1967.
Cette
association improbable, c’est celle de ce cinéma stoïque immensément politique, illustré par Melville et Bresson, qui pouvait d’ailleurs lui aussi s’inviter
dans des pays imaginaires (Z de
Costa-Gravras) ; et de l’imaginaire sibyllin de Borges. Invasion n’est ni vraiment de la
science-fiction, ni tout à fait une allégorie – ce monde qu’il décrit,
régi par ses propres règles (principalement artistiques et sensorielles), n’est
pas le miroir ni la projection d’une autre. Il n’y fait jamais directement
référence, comme aspiré par sa propre chute, sa propre fatalité qui le mène inéluctablement
vers la même conclusion : la mort.
Dans
Invasion, une résistance fait face
aux tentatives d’assaut d’ennemis dont on ne connaît ni les origines, ni les
motivations, et qui ressemblent d’ailleurs (presque) en tous points aux
apparents héros de ce récit (apparents, car à aucun moment l’on nous énonce
objectivement que ceux-ci luttent pour le bien – tant bien est que le bien puisse
exister). Ce conflit homérique, s’exerçant pourtant dans l’ombre du monde et de
la ville (les habitants d’Aquilea, qu’on ne voit jamais, ne sont pas au fait de
cette invasion en cours), est à situer dans un nulle-part sémantique :
beaucoup s’y sont essayés, mais difficile d’y lire autre chose que notre propre
répertoire culturel qu’on y projette – une versatilité logiquement aidée
par cette absence de référentiel. Pourtant, difficile de ne pas voir dans le
film de Santiago un reflet de l’histoire argentine, piégée de la fin du péronisme
jusqu’en 1983 dans une tourmente de violence, de dictatures et de coups d’état
à répétition qui aboutiront à la guerra
sucia des années 70. Mais l’interpréter trop précisément serait réduire Invasion à un carcan politique : et
si cet ennemi en costume-cravate n’était-il pas plutôt une version alternative
de l’impérialisme américain en Amérique Latine ? La question, forcément
irrésolue, n’a donc pas être répondue – c’est la richesse infinie même du
film qui en dépend.
L’analyse
peut pourtant devenir double, et on trouve dans Invasion un second message tout autre, si évident qu’on l’oublierait
presque : face à ces envahisseurs, une résistance. Une résistance enfermée
dans un cycle funeste, auquel aucun de ses membres ne semble avoir le pouvoir d’échapper.
Un sacrifice rituel comme un devoir absurde, une obédience quasi-naturelle dont
on ne connaîtra jamais le point de départ. A travers cette tragédie de l’homme,
cette tragédie du groupe, Santiago et ses deux scénaristes de renom dressent un
second portrait, plus complexe, plus ambiguë : celui de la fin d’une ère,
un an après 68, celle de la révolution. Une révolution sans charme, sans
lyrisme, sans romantisme, qui évoque ce révisionnisme antihéroïque qui pointait
son nez dans L’Armée des ombres de
Melville. Symptomatique de son époque, cette interrogation a rouvert des plaies
qui n’ont toujours pas cicatrisé : en réévaluant le destin de groupe, et
en le mettant en parallèle avec celui de l’individu, Santiago semble amorcer la
résurgence de l’égoïsme politique contemporain. Celui qui fait que nos mythes
révolutionnaires se sont fait la malle, et que les luttes du passé nous
semblent absurdes.
C’est
en dépeignant le mystère qu’Hugo Santiago s’impose en conteur universel.
Croisement des cultures et des histoires, Invasion
s’articule en non-faits, en non-lieux, et en non-pensée ; façonnant en
silence une critique par l’absurde de nos illusions politiques et de notre allégeance
aveugle aux modèles ; modèles péremptoires s’affrontant en guerres
sanglantes et incompréhensibles, où l’observation seule prend rapidement des
airs de solitude kafkaïenne. Un chef d’œuvre intemporel dont on omettrait
presque la maestria esthétique paranoïaque : en plus d’être porteur d’un sens
infatigable, Invasion est un sublime
morceau de bravoure visuelle, en témoigne son noir et blanc d’un éclat
tétanisant, son incroyable ambiance sonore, ses décors urbains dystopiques et l’intelligence dont il fait
preuve pour raconter, en silence, les ramifications d’un monde inconnu. Ou
alors c’est parce qu’on en connaissait tous les ressorts, contradictions et résolutions
depuis le départ.
ambiance sonore, ses décors
RépondreSupprimerCertains acteurs https://wiflix.bz de cinéma veulent toujours jouer des rôles grands, brillants et nobles, sans se rendre compte qu'il est important non pas quoi et combien jouer, mais comment jouer.
RépondreSupprimer