Quand
Johan van der Keuken apprend, à la fin d’année 1998, qu’il est atteint d’un
cancer de la prostate et que ses semaines de vie sont désormais comptées, son
premier réflexe est d’en faire un film. Ce long-métrage documentaire, titré Vacances prolongées et qui sera donc son
dernier avant sa mort en 2001, sera l’occasion pour le néerlandais de souligner
une dernière fois – comme si c’était seulement nécessaire pour qui connaît son
œuvre – son désir ardent d’un cinéma non pas égoïste (faire un film sur sa propre
maladie) mais ouvert au monde, à l’humain, aux humains. Dans cet ultime objet,
c’est une série de portraits qu’il réalise aux quatre coins du monde, tel un
touriste en vadrouille dont les monuments incontournables seraient ces petits
bouts d’Hommes qui peuplent la planète bleue.
Amsterdam Global Village, son film le
plus long, le plus connu, le plus monumental et véritable condensé de ses
obsessions, est diffusé sur Arte fin 1996 en quatre parties. Difficile d’en
résumer la trame, sinon celle de son trajet – complexe, mais explicite de sa
démarche : une exploration de la ville d’Amsterdam, du prisme de la
diversité ethnique, culturelle et politique de ses habitants. Amsterdam comme
un cluster-monde, une ville univers, un village global. On traverse ses canaux,
d’une étape à l’autre, d’un personnage au suivant. L’un est bolivien, l’autre
tchétchène – tous, immigrés ou enfants d’immigrés, viennent sur ces rivages
avec leurs origines, leurs bagages culturels.
Ce
mouvement, cyclique, fluvial, décompose nos villes modernes pour mieux en reconstruire
le puzzle. Un puzzle humain, où le « village »
du titre est celui d’une multitude d’identités qui se noient pourtant dans le
méandre de la masse : cet espace, cosmopolite, public et sauvage, celui
d’une relation interculturelle imperceptible, c’est ce que van der Keuken a
essayé de capter et d’immortaliser tout au long de sa filmographie.
Film
forcément épisodique car découpé en chapitres dont l’unique point commun est
cette plaque tournante d’Amsterdam, la volonté profonde du long-long-métrage de
van der Keuken est pourtant de rapprocher des foyers très distincts. La flamme
qu’il essaie d’animer, pour voir dans ces destins des morceaux d’histoire
identiques, c’est celle de l’éloignement, et donc finalement de l’intégration –
Amsterdam devient alors une ville qu’on pourrait situer quelque part entre
cette identité plurinationale, grouillant de coutumes et d’accents ; et à
l’opposé une capitale de sa propre culture, encore ancrée dans ses traditions, construite
selon une histoire qui, encore aujourd’hui, se retrouve dans l’architecture,
dans l’urbanisme, dans des rites et fêtes qui rassemblent, sporadiquement, cette
faune très disparate, que certains diraient insociable.
Cette
fascination de van der Keuken pour la ville, cet agglutinement humain qui, loin
de l’esprit de la ruche, semblerait plutôt être un patchwork complexe et
vertigineux d’individualités fortes, peut-être le tient-il de cette
ville-héros, cette ville-source, cette ville-canal : Amsterdam, pivot de
l’Europe, et donc pivot du Monde qui, comme toutes les capitales, existe
finalement comme un point de chute et donc de rencontre. Pas seulement une
rencontre de cultures, mais une rencontre d’espaces de vie.
C’est
un mot-clé, la vie. Rares sont les cinéastes qui peuvent se vanter d’en avoir
capté le foisonnement. Il y a cependant, chez van der Keuken, une idée de
cinéma qu’on pourrait penser en idée du monde : qu’est-ce que la vie sinon
mille vies ? Qu’est-ce que l’Histoire sinon mille histoires ?
Qu’est-ce que l’humain sinon mille hommes ? En faisant de notre réalité,
par définition anarchique, une construction stylistique, le réalisateur
néerlandais cimente une logique cinématographique au chaos de la vie. N’est-ce
d’ailleurs pas là le rôle du documentariste, et même du cinéaste ?
Choisir, parmi ces milliards d’aventures, ces milliards de romance, ces
milliards de récits, ceux qui valent la peine d’être racontés ? Et si
toutes en valait la peine, justement ? Corrigeons : du livre infini
de la vie, le documentaire en immortalise quelques rares instants, agencés pour
l’éternité, donnés au monde et livrés à l’art. Les autres ne seront alors plus
que des souvenirs, finalement éphémères. Le travail de van der Keuken n’est au
fond pas d’inventer une logique dans le brouillon évident de l’existence
collective, mais plutôt de nous amener à nous y plonger, naïvement, éperdument,
en nous prouvant que même la plus commune des tranches de vie mérite
d’être racontée et partagée. Il y a là un message optimiste, bien sûr, mais
surtout une déclaration d’amour, sans barrière et sans astérisque, à ces
milliers de visage que l’on croise tout au long d’une existence, et que l’on n’imagine
jamais comme une multitude d’être aussi complexe, aussi gigantesques. Le
vertige serait bien trop grand. Johan van der Keuken, en toute humilité, n’est
qu’un pont vers cet au-delà – vers l’Autre dans toutes ses subtilités, ses
secrets, ses instants. Ses origines, aussi ? Evidemment, mais au bout du
compte, le terminus est le même : un canal à Amsterdam.
nous y plonger, naïvement, éperdument
RépondreSupprimerPerdez tout et tout recommencer, ne regrettant ce que vous avez acquis. Les films ont mystère et de bonheur. Cinéma https://papystreaming-hd.online/ a été créé pour cela.
RépondreSupprimer