L’histoire
du manga n’a pas qu’un seul langage.
Quand on la retrace, il apparait comme indispensable de différencier son
parcours d’un pays à l’autre – qu’il s’agisse du Japon (évidemment), de la
France (par défaut), de la Chine (difficilement) ou encore des Amériques. Cette
caractéristique également qu’a le manga, contrairement à la BD européenne ou
aux comics étatsuniens, de catégoriser sa cible démographique comme un genre à
part entière (shonen, shojo, seinen, pour ne citer que les principaux) a participé à la
répartition très disparate de son catalogue au sein de ses amateurs, divisés en
communautés possédant chacune ses propres codes, ses propres références, sa
propre vision du genre. Parallèlement, son ancrage très profond dans la société
japonaise – tant en terme de représentation de la sexualité (voir les mangas yaoi et hentai, ainsi que bien sur les phénomènes du moe ou du lolicon) que de
résonnance sociale et historique, rendent sa nature symbolique plurielle.
Difficile d’attendre du lecteur occidental qu’il assimile l’ensemble des
références très nationales qui jalonnent les classiques du manga :
d’Hiroshima au bushido, en passant par le miracle économique et Aum Shinrikyo – l’exotisme corollaire de
la morale nippone a une conséquence que l’on pourrait penser évidente, mais qui
n’a pourtant pas freiné le succès mondial du manga : c’est une affaire de
culture.
Quand
Katsuhiro Otomo commence à publier Akira
en 1982, il arrive en Occident après deux décennies de Goldorak, Astro Boy et Conan – des œuvres qui, au-delà de leurs
qualités irréprochables et de la profondeur parfois étonnante de leur récit,
apparaissaient alors comme destinées à un public jeune. Son édition en France
ne devra attendre que le début des années 90, tout comme la sortie du film, qui
se fait dans un climat alors méprisant de l’animation japonaise – le succès est
pourtant au rendez-vous, et Akira
participe à revaloriser le blason d’un art qui avait encore du mal à sortir de
ses terres natales. Au Japon, Otomo est déjà un dieu vivant – c’est le nouveau
Tezuka, il vient d’annexer la planète manga avec son film révolutionnaire.
Faire
un film Akira n’avait pourtant rien
d’une évidence. Surtout parce qu’à l’époque de sa production, le manga n’était
pas encore terminé : le scénario du long-métrage ne retrace donc que la
première partie de la trame complète. C’est donc une problématique ancestrale
de l’adaptation au cinéma qu’Otomo évite ainsi : comment être fidèle au
temps et à la longueur romanesque quand on a deux heures et un public à maintenir
éveillé ? Akira, si il demeure
une réussite sur ce plan-là, ne répond cependant pas nécessairement à cette
question – on aurait pu le justifier en expliquant que le manga, contrairement
à d’autres formes de récits papier, fonctionne en arcs narratifs, mais ce n’est
pas tout à fait le cas de la saga d’Otomo. Non, si Akira se savoure si facilement, c’est parce qu’il s’agit d’une
œuvre qui a compris toute l’importance du mouvement. Et que son final, si
mémorable (et, par définition, original), l’est justement parce qu’il se
construit sur l’absence de ce même mouvement.
Quand
on s’essaie à différencier le manga des autres institutions de la
bande-dessinée, on commence souvent par les standards – standards
d’édition (format du livre, nombre de pages, nombre de tomes), de construction
visuelle du récit (nombre de cases par page et leur organisation dans l’espace,
sens de lecture), thèmes, genres, et évidemment patte graphique. Tout un
éventail de caractéristiques qui font que, si on vous donne un Spiderman, un Tintin et un Dragon Ball
dans les mains, au-delà d’une connaissance préalable des personnages, chacun
sera capable de tracer leur origine. Au-delà de ces évidences, une donnée
supplémentaire : un manga, plus que de se lire, se regarde – comme un
film.
Akira n’est en effet pas un manga très
bavard. Le dynamisme que semble recherche Otomo – dans l’histoire, dans
l’action, dans la scénographie, dans le dessin – possède une logique déjà très
cinématographique : comme beaucoup d’autres mangaka, ce qui l’anime dans son récit c’est la décomposition du
mouvement, davantage que la décomposition d’une scène. C’est une évidence qui
se retrouve dans le film : souvent loué pour la brillance son animation, Akira est un film haletant, fougueux,
pris dans un déplacement (du cadre, de l’action) constant.
Cette
grammaire, celle de l’image-mouvement, porte peut-être en elle le sens profond
du succès mondial des mangas : bien avant les thèmes sociétaux, ce que
proposent Otomo et les autres est l’idée d’un réel – souvent futuriste ou
fantastique. Leur manière si singulière de l’aborder en une fièvre
envahissante, tournoyante, aussi juste qu’éclatante, permet de faire de ce
monde complexe une matrice que l’on s’amuse à décrypter. Akira est non seulement enraciné dans la société japonaise, il est
aussi profondément transcendé par la conjoncture de son époque, voir même par
un paradigme paradoxalement intemporel : des jeunes marginaux, des
puissants indolents qui œuvrent en secret, l’injustice de l’avenir et
l’incompréhension de ceux qu’on voudrait compréhensifs. En contrepoids de cette
vivacité, l’amertume d’un auteur dont la création fonctionne en échanges
violents, en combats sanglants – non pas par choix, mais comme déséquilibre de
la terreur. Plus qu’Hiroshima, c’est un désarmement qu’Otomo illustre :
une jeunesse pure que l’on force à revenir à des morales primitives, comme un
cycle éternel de la tyrannie. Dans le manga, cela se fait sans aucun mot – et
sans pause. Dans le film, le temps figé devient un temps commun et chaque regard,
chaque dérapage, chaque explosion de rage ou d’uranium se retrouve contrôlée et
vécue collégialement. La recomposition de ce mouvement est alors complète, le
cercle se referme : entre chaque image, mille nouvelles… ou
vraiment ? Une image se doit-elle d’être fixe ? Une image ne
peut-elle pas être un mouvement ? Une image ne peut-elle pas être un
morceau de temps ? Manga comme film, Akira
propose deux variations : chacune n’aurait pu exister sans l’autre,
chacune parle dans un langage similaire – un langage fait de silences,
d’accélérations, de travellings et de cris de désespoirs. Ce langage, c’est
celui de notre monde. Ce langage, pourtant parlé par tous, est celui des
incompris.
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