L’acte
de création occupe, chez Jacques Rivette, une telle place qu’il en devient définitoire
– moteur narratif par excellence, la trop évidente identification qui en
découle a sûrement joué en faveur de la position très favorable du théâtre dans
sa filmographie (Va Savoir, L’Amour par terre, L’Amour fou), probablement aidé par la grammaire de toute façon
très « sixième art » de sa
mise en scène : temporalité, découpage, jeu, élocution, occupation des
espaces, construction des espaces. C’est
de cette réalité assez peu équivoque que semble avoir émergé un éventail plus
large de problématiques qui ont probablement peuplé, en coulisses, le tournage
de La Belle Noiseuse : si la
naissance du théâtre se joue dans un temps commun, unique, direct, ce n’est
absolument pas le cas de la peinture – le chef d’œuvre, atemporel par
définition, se retrouve empreint d’une toute autre approche de ce qu’on
pourrait sobrement appeler perfectionnisme.
La finalité, immuable donc, de ce processus le rend forcément cloisonné :
un tableau aurait, comme un film, un début et une fin. Un cadre qui n’a donc
forcément rien d’évident pour un cinéaste comme Jacques Rivette : lui qui,
comme ses camarades de Nouvelle Vague, semblait filmer pour laisser danser ses
œuvres, imprévisibles comme l’est la vie, indéfinissables comme le sont les
sentiments humains. Il fallait donc trouver, dans ce cheminement de la
peinture, la vitalité nécessaire qui pourrait l’attacher à ses propres
obsessions.
Histoire
passionnelle par excellence, La Belle
Noiseuse en réunit d’abord le panel d’émotions : rencontre, amour,
haine, intimité. Rivette entend tisser, notamment dans la première heure de son
film, c’est un carré de relations matérialisé autour des quatre personnages
principales de son film : Frenhofer, le peintre ; Liz, l’ancien
modèle et véritable Belle Noiseuse ;
Marianne, le nouveau modèle ; et enfin Nicolas, l’aspirant peintre et
compagnon de Marianne. Si l’exposition est importante c’est parce que la
géométrie qui les lient les uns avec les autres est fondamentale pour faire interagir
la première strate du long-métrage (l’acte de création, le making-off, le documentaire) avec la deuxième (les destinées
respectives des personnages et leurs sémantiques respectives). En quoi, au
fond, l’acte de création conduit-il et façonne-t-il l’existence humaine ?
Deux peintres, deux modèles – deux anciens, deux aspirants – deux hommes, deux
femmes – deux intimités, deux éloignements – deux créateurs, deux spectateurs.
Décor
à la valeur esthétique évidente, la vieille demeure qui sert de plateau à La Belle Noiseuse n’a rien de superflue :
antre stokerienne du vieil artiste abîmé par la vie, elle aussi affronte de
plein fouet l’épreuve du temps ; car comme souvent chez Rivette, le temps
est une expérience, un jeu, un autre récit. Logiquement d’abord le temps qui
passe, le temps vécu, le poids des années et les vestiges de l’âge : qu’est-il
advenu de la modèle des jeunes années ? Qu’adviendra-t-il à la nouvelle ?
Ce sont les quatre protagonistes qui, de consort, se posent la même question.
Ensuite, et de façon plus physique, le temps de pose, le temps de peindre, le
temps de créer – Rivette tente, par de longues séquences figées, muettes et
cycliques, de faire ressentir le temps de l’art : les muscles de l’immobilité,
l’endurance de la peinture, la gymnastique des gestes, comme un sport figé dans
l’espace et dans la durée.
La Belle Noiseuse alimente une polarité
des corps : il oppose pour mieux composer. Comment la relation intangible
d’un artiste à son modèle, au-delà de toute position, de toute plasticité,
peut-elle nourrir une esthétique ? Et inversement : comment le
non-paradigme de l’espace asociétal où opère l’art est-il un endroit propice à
la mise à nu de la nature humaine ? Rivette fait de la conception une
aventure – une aventure de regards, de traits et de muscles pétrifiés. Une aventure
qui donne naissance, non pas à un tableau, mais à une œuvre – une œuvre qui,
pour contredire notre introduction, n’est justement pas immuable. L’art,
contrairement aux artistes, aspire à l’immortalité, une contradiction totale de
l’invariable. Après les épreuves et les mises à nu, tout reste encore à faire –
et toute pièce n’est-elle d’ailleurs pas, en toute humilité et sans jugement de
valeur, un chef d’œuvre inconnu ?
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