Depuis
sa Palme, Abdellatif Kechiche avait su faire profil bas, réussissant presque à
faire oublier – même pendant l’affaire Weinstein – les polémiques qui avaient
entourées le tournage de La Vie d’Adèle
(et ses méthodes de travail en général). Pensé comme le premier volet de ce qui
devrait être une saga familiale fleuve réalisée sur plusieurs années, Mektoub, My Love : Canto Uno pose
déjà les bases de son intention dès son titre à rallonge : l’amour, le
métissage (avec ses trois langues), la musique (de la vie).
Le
choix le plus radical de Kechiche, et dans le même temps le plus génial, c’est
d’abandonner complètement quelconque construction en actes : Mektoub, My Love est une tranche de vie,
un instantanée de cet été 1994 dont l’avant et l’après, si importants pour les
personnages puissent-ils être, ne sont que des anecdotes, ou de lointains
lendemains. Comme une partition de jazz,
tout se croise et se décroise – quand on connaît les conditions du tournage, on
en vient à se demander ce qui relève de l’écrit, ce qui relève de l’improvisation.
L’illusion de réalisme, si troublante, fait du cœur du film de Kechiche un
objet de fascination certain. Les relations humaines, les amours tus, les
frustrations et les jeux de regards font de ce très élaboré soap opera un moment de cinéma
sentimental total, où chaque geste, chaque parole se porte d’un sens dans
lequel le spectateur se projette et écrit lui-même son récit, à partir de son
histoire personnelle. Rarement on aura vu un cinéaste aborder de façon aussi
frontale, universelle et précise le vaudeville des bluettes adolescentes – à un
point où la précision de son écriture, de sa direction d’acteurs, de sa mise en
scène en devient troublante, perturbante, dérangeante, puis bouleversante.
C’est
là qu’intervient l’œil de Kechiche. L’homme se fond avec sa caméra, puis avec
ses personnages : les plus simples discussions sur le sable se
transforment en moment de sensualité quasi-pornographique, les boîtes de nuit
en terrains de chasse, la danse en acte sexuel. Le cinéaste s’intéresse aux corps
avec une dépravation qui pourrait, suivant certains points de vue, flirter
dangereusement avec le sexisme – mais ce serait oublier de prendre en
considération l’intelligence et la finesse avec laquelle il construit ces
personnages qui lui servent de modèles. Tous sont complexes, et cette caméra ne
serait finalement que le regard des autres, sabotant cette construction intime
en limitant ces individus à leur (in)volontaire superficialité. L’exception, c’est
cette figure centrale d’Amin, amoureux transi, ne vivant que pour la
photographie – ses sentiments, pourtant les plus étouffés, sont les plus
évidents. L’analogie avec Kechiche (comme projection autobiographique) en devient si évidente qu’elle pourrait
presque injustement écarter la beauté de cet incroyable personnage de cinéma.
On
pourrait parler en long et en large de ce qui fait de Mektoub, My Love un grand film, mais ce serait passer à côté de sa
charge émotionnelle la plus simple, la plus physique, la plus primitive :
Kechiche sait filmer les rapports humains, il sait les tordre, faire, à partir
de leur nature si frugale, une tragédie brutale, cruelle, chorale ; il
sait faire d’un dialogue anodin un échange shakespearien, de ses personnages
bachiques des êtres enrayés, vrais. Tout sonne juste, à un point où en
viendrait presque à se demander si tout ceci ne relèverait pas un peu du
documentaire. Et quand, au bout de trois heures, le metteur en scène décide de
mettre fin à la machine, on réalise qu’on ne veut pas quitter cet univers, ce
Sète été 1994 et ses protagonistes qu’on aura appris à aimer, à détester. Avec
une aisance qui tendrait presque à l’insolence, Kechiche est parvenu à nous
emprisonner sur une plage, et à nous rassurer : l’amour, ce n’est facile
pour personne. Monumental.
★★★★★
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