Le
silence. Mais de qui ? de quoi ? Ce sont des questions très profondes
que Martin Scorsese pose avec son dernier volet, projet de longue date (il
devait à l’origine être tourné peu après La
Dernière Tentation du Christ, il y a quasiment trente ans) qui adapte le
roman Silence de Shusaku Endo, déjà
porté au cinéma en 1971 par Masahiro Shinoda, relatant les mésaventures de
prêtres jésuites dans le Japon du XVIIème siècle.
Silence est un projet intime. Une
méditation, presque. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre les polémiques
engendrées par La Dernière Tentation du
Christ : derrière ces questionnements posés sur l’iconographie
religieuse (on pourrait même parler de révisionnisme), on trouve un homme pieu. Scorsese est
chrétien, mais il se pose des questions. Silence
discute certes de religion, mais il n’est pas prosélyte : ce n’est pas un
constat autoritaire que fait le cinéaste américain, mais une question qu’il
pose, sans forcément y apporter une réponse universelle. Contrairement au Ordet de Dreyer, ou même au Nostalghia de Tarkovski, il n’est pas
foncièrement nécessaire de croire en une présence supérieure (ou du moins de se
mettre dans la peau de ceux qui le font) pour comprendre Silence, car finalement, ce n’est pas tant des interrogations théologiques
que pose Scorsese (et par extension Endo), mais davantage des remises en
question existentielles. La thématique soulevée en somme est très simple :
est-il possible de croire lorsque nos
prières ne trouvent pas de réponse ? Peut-on fonder sa manière de penser
sur une Foi presque aveugle en une logique démiurgique alors que le monde, lui,
est battu par les flots ? Le silence n’est-il pas une épreuve ? la
solitude un sacrifice ? Comment imposer cette Foi alors que l’on a
soi-même des doutes profonds ? Les croyances, chez Scorsese, font corps
avec l’être : l’un ne peut exister sans l’autre ; il est impossible
d’effacer l’un, ou au contraire d’en forcer l’adoption.
L’énigme
est évidente, car ce n’est pas sur la présence de Dieu que Silence disserte, mais sur son silence. Dieu ne répond pas, il
semble même ne pas agir – l’horreur et le malheur ont l'air de répondre à la
dévotion, le chaos règne et les chrétiens meurent. Mais que fait-il donc ?
S’il existe vraiment, où se trouve-t-il en ces heures sombres ? Scorsese,
dans un geste humble, ne répond finalement pas à cette question : moins
sectateur qu’un Tarkovski, il choisit plutôt d’illustrer les réponses des disciples
face à ce silence. Certains l’acceptent, d’autres baissent les bras. Silence, en plus d’illustrer ces choix,
se place surtout dans le temps de l’hésitation. Si la religion et la dévotion
ont bien sûr longtemps parcouru la filmographie du cinéaste, c’est bien là une
question plus large (celle d’un dilemme sociétal) que l’on retrouve dans chacun
de ses films ou presque : le choix de rester debout ou de s’agenouiller
devant des autorités, des lois, des martyrs qui dépassent complètement les
protagonistes. Toute la question de savoir si, dans chaque situation, le combat
et la révolte (qui entrainent parfois la mort, mais dans d’autres cas la
liberté – sans que ces conclusions suivent une logique particulière) sont la
solution idéale est une ouverture qui peut se décalquer à chacune de ses
réalisations. Il y a, au fond, ceux qui rentrent dans le rang, et ceux qui le
brisent. C’est cette idée d’institutions tentaculaires, autoritaires,
despotiques voir panoptiques qui gangrène la pensée profonde de Scorsese ;
lui-même s’étant heurté à ses obstacles, plus d’une fois, dans l’expression de
son art.
La
profession de foi créative de Silence
est d’autant plus radicale car au-delà de son sujet, Scorsese ne fait pas un
film scorsesien. Jamais on n’aura vu son
œuvre aussi austère : plans fixes, scènes muettes, ambiance sourde et
rythme contemplatif. Sa musique, des sons d’oiseaux et de vent ; ses
effets de mise en scène les plus démonstratifs, un ou deux mouvements de caméras
répartis ici et là tout au long des presque-trois-heures que dure Silence. On pourrait dire que Scorsese s’écrase
face à la puissance évocatrice de son sujet, à la force de ses images, mais
tout au contraire : il les embrasse, et c’est davantage derrière sa propre
pensée que le peintre se transforme. Ici et là, on aperçoit certes l’auteur, mais
c’est justement dans cet équilibre trouvé que le génie de Scorsese s’exprime
complètement : nul besoin d’en faire des tonnes quand un acteur ou un
décor dit tout ce qu’il y a à dire. On parle du silence d’un être supérieur –
la mise en scène se doit donc de ne pas tomber dans la verbosité – l’ampleur absolument
dévastatrice du film découle de cette sobriété (toute relative) adoptée par
Scorsese. Cela pourrait rappeler Kobayashi et d’autres cinéastes japonais
classiques, mais l’intention va bien au-delà de l’hommage : la Grâce que
Scorsese atteint avec Silence provient
de son sujet et du rapport mental que le cinéaste entretient avec. Car ces
questions, en les posant à travers son film, Scorsese se les pose à lui-même.
On
pourrait disserter durant des heures de la densité thématique absolument écrasante de
Silence ; on pourrait applaudir
pendant des pages entières la maturité du geste artistique de Scorsese. Les
partis-pris, qu’ils soient philosophiques ou formels, sont radicaux, clivants. C’est
dans cette antithèse visuelle du Loup de
Wall Street qu’on pourrait presque trouver une ouverture singulière :
si proche et en même temps si lointain de la représentation des dérives
sectaires du gourou capitaliste Jordan Belfort, Silence parle, au fond, de la même chose. Les traders deviennent
des missionnaires, le système boursier devient Dieu, et le FBI se transforme en
daimyo japonais. La comparaison pourrait
paraître absurde, voir capilotractée, mais elle tend davantage à extrapoler
pour souligner le génie scorsesien : séparer la réflexion de son
énonciation avec une amplitude de manœuvres aussi large, diversifiée, et
surtout totalement maîtrisée dans les deux cas. Mais c’est peut-être avec
encore plus de talent que Scorsese s’essaie à cet exercice aussi âpre et stoïque,
comme si sa précédente réalisation – très démonstratrice – l’avait fatigué. De
ce fait, Silence rejoint les films
les plus mémorables de son metteur en scène. Un monument de subtilité, de
retenue, où l’on aperçoit (peut-être pour la première fois de façon aussi
évidente dans sa filmographie) un cinéaste se livrer, s’interroger, et
finalement se répondre à lui-même avec une douce ironie amère, presque
fatidique et résolue, où il se demande si ce fameux silence ne serait pas finalement
qu’une manière d’écouter.
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