Les années se suivent et ne se ressemblent pas vraiment, en tout cas au niveau cinématographique. La faute par exemple à un crû cannois 2016 assez exceptionnel, ou encore au retour de grands cinéastes perdus de vue depuis parfois près d'une décennie (Verhoeven, HHH, Lonergan, Haynes, Puiu, Fehner, Na Hong-jin, Ade...), 2016 aura été une année faste, forte en surprise et en confirmations, et paradoxalement assez pauvre en grands noms classiques, puisque beaucoup des réalisations des fers de lance d'Hollywood auront été fort décevantes (le médiocre Le BGG de Spielberg, l'affreux Nos souvenirs de Gus Van Sant, un mauvais Allen de plus, un Coen bien sage...). Finalement, à part un ou deux géants (Tarantino, Iñarritu, Almodovar) ce sont beaucoup de nouveaux noms et de comebacks qui auront rythmé 2016.
J'espère en tout cas, avec 142 films vus, être le plus exhaustif possible. Certains titres acclamés m'auront certes déçu (Room, Divines, Your Name., Steve Jobs) mais le certain académisme de mes goûts permettront surement à la plupart de s'y retrouver. J'en ai donc sélectionné 30, de tous horizons et de tous cinéastes (avec, contrairement à l'an dernier, une forte présence franco-américaine). Si il manque l'un de vos chouchous, c'est donc soit que je n'a l'ai pas tant aimé que ça, ou tout simplement que je ne l'ai pas vu. A vous de voir si vous voulez vraiment connaître la raison (et me faire perdre un lecteur).
Bonne année 2la0la1land7.
Chaque nouvelle réalisation de Quentin Tarantino est, qu'on aime ou pas ses films, un événement cinéphile. Il est peu de cinéastes qui, par la simple présence de son nom au générique, arriverait à vendre aux spectateurs les plus avertis comme aux plus occasionnels un film de gangsters, un hommage au kung-fu pian ou encore un western. Les Huit Salopards, lui, n'aurait pas dû se faire. Peu après la sortie de Django Unchained, son scénario fuite et Tarantino abandonne un temps le sujet avant de finalement revenir sur sa décision. En résulte un film verbeux, dense et incroyablement référencé – si ce n'est peut-être pas l'oeuvre la plus aboutie du metteur en scène américain, il s'agit sans doute de sa plus complète. Toutes ses thématiques, toutes ses obsessions, ses références et ses tics se retrouvant dans une symphonie vibrante, passionnante, souvent brillante, mais avant tout jouissive. Un casting tiré à quatre épingles pour des personnages complexes, rugueux et intelligemment allégoriques. Dans Les Huit Salopards, Tarantino parle de l'Amérique : d'une Amérique violente, raciste, prise aux pièges par ses conflits centenaires, par ses divisions profondes qui la clive de toutes part ; Nord et Sud, Républicains et Démocrates, Noirs et Blancs. Ces hantises, Les Huit Salopards les sublime, en leur donnant des noms, des visages, et des fins violentes. A l'heure où le Président des États-Unis s'appelle Donald Trump, le film de Tarantino se vit comme le témoignage d'une culture, d'une époque et d'une histoire qui n'en finit pas de torturer ses héritiers. Si ce n'est pas aussi virtuose qu'un Pulp Fiction, qu'un Jackie Brown ou même qu'un Inglourious Basterds, Les Huit Salopards est l'occasion pour son metteur en scène de parler de sujets sensibles avec une subtilité et une pertinence qu'on ne lui connaissait pas. Bien plus que Nate Parker avec l'insipide et ambiguë The Birth of a Nation, c'est Tarantino qui, dans un élan politique inattendu, se met à parler avec une justesse inédite de l'Amérique profonde KKK séparatiste et intolérante. Un siècle exactement après Naissance d'une nation, le symbole est fort. Le western, lui, n'est toujours pas mort.
Déjà dans le somptueux Les Bruits de Recife, le brésilien Kleber Mendoça Filho dressait un portrait intime de son pays à travers les yeux de sa classe moyenne, à la fois loin des réalités brutales des favelas, mais aussi de la bulle sociale de l'oligarchie nationale. Aquarius est un film fleuve, dont les thématiques, tant existentielles qu'actuelles, tendent à effrayer alors qu'elles suivent un chemin somme toute assez directif : d'un côté, la fresque engagée d'un Brésil gangrenée par sa corruption patente, de l'autre, l'histoire d'une femme face à sa propre action, sa propre volonté, sa propre dignité et sa propre temporalité. Aquarius, pour faire simple, est un combat. Contre un système, contre le temps, contre l'injustice. On aurait tendance à s'y perdre car, malgré sa fluidité, le film de Filho pourra paraître elliptique sur certains aspects. Mais au bout du compte, le constat est pourtant fort, la conclusion parlante. En s'aventurant sur deux tableaux (le film politique et l'esquisse humaine), Filho aurait pu échouer de toutes part (un peu comme le palmé Ken Loach avec Moi, Daniel Blake, peu convaincant sur tous ses fronts). Le résultat ne peut que faire mentir ses hypothèses, car Aquarius est non seulement un pertinent témoignage "d'aujourd'hui", mais évite aussi l'hagiographie bête et méchante en proposant un trait nuancé, amer et réaliste d'une situation qui aurait pu tomber dans le stéréotype. Ça mérite au moins quelques applaudissements.
De ce que les critiques appellent la "Nouvelle Nouvelle Vague", Antonin Peretjako est sans doute l'élément le plus passionnant et prometteur. La Loi de la jungle, film de la confirmation après le non moins brillant La fille du 14 juillet, est une farce absurde de plus de 90 minutes donc chaque plan, chaque ligne de dialogue, chaque scène est un nouveau tour de force d'inventivité, de folie et d'anti-conformisme le plus excitant. Sans jamais tomber dans le forcing qu'a pu par exemple avoir un Quentin Dupieux sur certaines de ses réalisations (on pense à Rubber), Peretjako trouve un juste point d'équilibre entre le non-sens le plus total et une certaine forme de poésie marginale à la Dumont, dont le Ma Loute (sorti quasiment en même temps) n'est d'ailleurs pas si lointain. Deux comédies françaises de la part de deux visionnaires, finalement, en marge totale du système et des codes, n'hésitant pas à s'affranchir d'un public dont il ne semblent jamais désirer l'adhésion. Ici, tout va trop loin, tout est idiot, ou fou, mais cela reste, sur le fond comme sur la forme, profondément malin et millimétré. Chaque coup de caméra transcende les codes, les dérange ou les chamboule complètement, mais tout ceci n'est pas fait au hasard. Car derrière la blague loufoque, La Loi de la jungle est un film politique, anti-libéral voir anarchiste, qui dégomme Macron comme Fillon avant de s'évader pour de bon dans la jungle sauvage. Francis Veber par Alain Resnais, et avec panache.
David Mackenzie est un véritable polyglotte du cinéma, dont chaque nouvelle réalisation semble être l'occasion à l'expérimentation d'un nouveau genre, transcendé, transformé. La science-fiction dans Perfect Sense, le film carcéral dans Les Poings contre les murs ou encore le teen movie dans Toy Boy. Les références de Comancheria sont elles aussi assez évidentes : Peckinpah, Siegel, Eastwood et autres adaptes du westerns qui servent ici de prétexte à une réinvention moderne d'un genre qu'on pensait fatigué. En jouant des codes de la série B fleurant bon les seventies, Mackenzie lui donne un second souffle : dans cette amertume étouffée, dans cette mélancolie presque pathétique qui, pour les personnages comme pour les spectateurs, donne à l'ensemble l'odeur d'un doux désespoir presque muet. On pense aux Coen, bien évidemment, dans les dialogues comme dans l'écriture, mais Mackenzie traite ses personnages bien différemment. Bien loin de la comédie humaine, on est ici dans le drame familial. Chaque visage semble brisé, chaque regard semble en dire beaucoup trop. Sans jamais jouer la corde du sentimentalisme, Mackenzie signe un long-métrage bouleversant, surprenant et stimulant. Un western moderne désenchanté qui aura finalement su se défaire de ses influences pour explorer sa propre voie.
La facilité que possède Jim Jarmusch de se réinventer de film en film ne peut pousser qu'à l'admiration. Paterson est un film simple, presque insignifiant. Difficile de construire un sujet plus anecdotique, et pourtant Jarmusch en fait quelque chose de grandiose, de profondément marquant, bouleversant et inventif. Dans cette routine presque onirique, le cinéaste cherche une douceur qu'il atteint sans difficulté, peignant avec un trait simple mais travaillé une tranche de vie passionnante de sobriété. La poésie des mots par un poète des images, c'est quelque chose de rare mais de foncièrement transcendantal : dans ces scènes sans envergure, il y a tout le temps une part de génie. Dans le cadrage, cyclique et légèrement marginal ; dans l'écriture, absurde sans être irréaliste, ironique sans être moqueuse ; dans la direction d'acteurs, forte sans tomber dans l'excès. Film d'équilibre, Paterson est surtout une oeuvre lyrique, qui semble servir de catharsis à un Jarmusch emporté par ses frustrations profondes. Le message final, doux-amer, est beau, déchirant et presque plus malin qu'un long discours. Plutôt que de faire dans l’apitoiement facile, on fait ici de la routine un geste salutaire. Honorer de façon si majestueuse un mouvement aussi banal, c'est finalement rendre l'un des plus beaux hommages qui soit à la fausse platitude de l'existence. Paterson ne fait pas seulement l'éloge des artistes qui s'ignorent, mais plus généralement des gens de l'ombre – parfois plus remarquables qu'un héros de film très travaillé. Simplement brillant.
Toute la question des cibles du cinéma d'animation rythme depuis longtemps les débats cinéphiles, particulièrement dans les scènes populaires : encore aujourd'hui, quand se côtoient Les Minions et Vice Versa, difficile de savoir où donner de la tête. Ma vie de courgette, de par son sujet, semble autant s'adresser aux enfants qu'aux adultes. Les thématiques sont graves (abandon, deuil, mort, dépression, marginalité...) et pourtant, Claude Barras les traite en faisant preuve d'une rare douceur qui permet aux plus jeunes de ne pas être laissés sur le carreau. On pense à du Burton de la grande époque, couplé à un Mary et Max et au réalisme social des fleurons cannois : Ma vie de courgette est un poème douloureux, une éloge rugueuse de la différence, un témoignage saisissant sur les visages d'une enfance sacrifiée. Entre cela, Tout en haut du monde, Phantom Boy, Louise en hiver, La Tortue Rouge, La Jeune Fille sans mains et bien d'autres encore, on peut dire sans hésitation que l'animation francophone se porte très bien. D'aucuns diront qu'elle est même, à l'heure actuelle, la meilleur du monde. Sublime.
Il y a deux ans, P'tit Quinquin avait été un vent d'air frais complètement inattendu sur le Paysage Audiovisuel Français. Le cinéaste Bruno Dumont, d'habitude si sérieux, transcendait son art en quelque chose de fou, absurde, quelque part entre Tati, Chaplin, Dany Boon et Les Inconnus. Résultat, on attendait de pied ferme son retour au grand écran : Ma Loute n'est en soi pas très différent de la mini-série d'Arte. On retrouve cette intrigue policière ch'ti sur fond de personnages complètement idiots ou farfelus, cette fois-ci dans le cadre d'une France des années 1910. Le film de Dumont est un plaisir infini, à la fois d'un comique balourd et d'une poésie sans fin. Tout est merveilleusement composé, tout semble d'une précision mathématique alors que rien ne fait, a-priori, sens. Mais ce serait mentir que de dire de Ma Loute qu'il ne mène à rien : en dressant le portrait d'une aristocratie déconnectée et d'un prolétariat cannibale, Dumont parle d'une société qui ne se comrpend plus. Les sans-dent ont les crocs tandis que les bourgeois consanguins continuent de vivre comme au siècle dernier. Ma Loute, en plus d'être une réjouissante farce poétique, et un conte politique brûlant, humble et vif. Sans prévenir, le réalisateur du brutal Hors Satan est en train de s'ériger en nouveau fer de lance de la comédie française : cette approche du cadre, du récit, du dialogue et du décor possède une patte que l'on pensait avoir perdu depuis les grandes années de Blier. Alors que La Loi de la Jungle fait lui aussi les joies de la critique, on pourrait presque parler de résurrection artistique. Surréaliste, rugueux, malin, d'actualité : tout simplement inoubliable.
Suivant
un mouvement qu’il avait introduit avec L’Apollonide
puis parfait avec Saint Laurent où, à
chaque fois, le cinéaste nous introduisait sauvagement à une bulle
philosophique déconnectée du monde qui l’entoure, Bonello revient cette année
avec Nocturama – la maison close et
la haute-couture laissent cette fois leur place à des terroristes métrosexuels
antisystème. Sur le papier, l’idée peut interroger – il faut d’ailleurs faire
remarquer qu’elle a germé dans l’esprit de son auteur bien avant les attentats
de janvier 2015 – le doute reste en tout cas le même pendant toute la première
demi-heure du film, sorte de Elephant
dans les transports en commun qui n’en finit pas. C’est
quand Nocturama décide de se poser
qu’il devient subitement fascinant. La farce se substitue au thriller,
l’errance commence. Si le film de Bonello n’est pas toujours très pertinent, il
possède un charme fou ; son cadre, ses références, ses couleurs. Le
réalisateur français, à défaut de développer ses personnages, sait les observer,
chacun d’entre eux face à leurs actions, face à leur vie, face au regard des
autres, face au monde. Pour apprécier à sa juste valeur Nocturama, il faut dès le départ accepter une chose
essentielle : on est dans l’allégorie, loin du réalisme et de la rigueur.
Ici ce n’est pas le mode opératoire qui compte, mais le résultat. C’est
là le premier problème du film : se concentrer inutilement sur ce qui, au
bout du compte, n’a pas vraiment d’importance. Il aurait sans doute gagné à
démarrer directement dans le centre commercial – lieu d’action du deuxième acte
– à ne pas s’engraisser de cette première partie creuse et en total désaccord
avec les conclusions maladives qu’il tire par la suite : un effet de
miroir, peut-être ? Oui, mais bien trop épais. Mais
ce serait seulement se questionner sur la cohérence de la démarche qui n’a, au
final, qu’un intérêt purement émotionnel. Nocturama
est un film sur l’action et ses conséquences, sur le blues du révolutionnaire.
On tente de renverser le système pour finalement se noyer dans ses produits,
étouffé sous le poids ludique et symbolique de ces jouets militaires, de ces
beaux costumes et de ces enceintes dernier cri. Le paradoxe de la rébellion
jeune, de l’anarchisme irréfléchi, comme prisonnier volontaire de ses propres
geôliers. De bien belles phrases pour un traitement de surface, dont la force
ne se trouve pas dans sa complexité, mais dans cette empathie que Bonello porte
à ses personnages.
Il
les torture, il les prend au piège, les tourne en ridicule, les isole, mais
surtout les romanise. Des anti-héros tragiques qu’on n’aura aucun mal à
détester, puis à prendre en pitié au travers de leurs failles, plus que jamais
béantes alors qu’ils traversent une crise identitaire. Terrifiés ou en plein
déni, c’est lorsqu’ils appellent à l’aide que les masques tombent. Alors
apparaît un visage enfantin, vierge, perdu, que la colère aura transformé en
monstre hideux. Nocturama est une tentative plus ou
moins délicate de parler du fameux malaise
des jeunes. Le désespoir face à l’inconnu comme seul état possible, alors
qu’un dilemme s’offre alors aux valeureux naïfs et aux réfléchis
désenchantés : le sang, ou la résignation. Difficile de dire si le dilemme
n’était pas lui-même corrompu dès le départ (N’y a-t-il vraiment que deux
issues ?) mais c’est dans son acceptation de cette possible dérive
chaotique que Nocturama se révèle une
œuvre radicale. L’ultime suicide est ici celui de la fuite de ses propres
actes ; comme un retour au silence absolu. Une bulle sourde aux sirènes et
aux larmes, l’égoïsme révélé alors qu’on découvre, par l’entrebâillement d’une
porte, qu’il existe un au-dehors. Les
sensations sont là, les idées aussi, il est donc difficile de ne pas en
ressortir tourmenté, même si on aurait tout de même espéré que cela soit un peu
plus cérébral.
Tom
McCarthy est une figure étonnante du cinéma indépendant américain, se figeant
depuis ses débuts – à partir du touchant The
Station Agent – dans la poursuite d’une sobriété de forme indéfectible,
témoignage d’une éthique de cinéaste qui se refuse à rendre haletant ce qui
est, par définition, anti-spectaculaire. Ce n’est pas vraiment un hasard qu’il
soit d’ailleurs si proche de David Simon – pour lequel il passa devant la
caméra le temps de la dernière saison de The
Wire – et ce Spotlight, qui n’est
pas tant un film sur les dessous d’un scandale que sur les coulisses de la
presse américaine, en est la preuve irréfutable.
Le
crédo de Spotlight comme de ses
personnages, c’est la rigueur. Dans le dispositif quasi-documentaire et
anti-esthétisant qu’il s’impose de la première à la dernière minute de son film,
McCarthy se projette – d’une certaine manière – dans le costume d’un
journaliste. Il n’évoque pas une affaire de pédophilie par le prisme du Boston Globe, non : McCarthy évoque
l’histoire de ces investigateurs, ceux qui mènent l’enquête sur des mois, des
années, pour faire éclater la vérité. D’une certaine façon on est très proche
du JFK d’Oliver Stone ou du Les Hommes du président d’Alan J. Pakula
– mais loin de McCarthy l’idée d’adopter cette atmosphère paranoïaque qui
régnaient dans les deux œuvres sus-cités. On est ainsi davantage dans le
document historique et sociologique que dans le thriller, et c’est ce qui fait
toute l’intelligence de Spotlight :
exposer sans se précipiter, réfléchir avant d’agir, construire plutôt que
sensibiliser. Spotlight livre une profession de foi,
mais contrairement à un certain Aaron Sorkin et son The Newsroom, il ne la trahit pas, ne s’exerçant pas à l’excès de
style ou à la leçon de morale. Il montre, il filme, et ne s’éparpille pas. En
témoigne le désintérêt du réalisateur pour la vie privée de ses protagonistes,
évoquée au coin d’un dialogue et dont il laisse toute la complexité à
l’interprétation du spectateur. Aucun de ces personnages n’est pour autant
plat, car derrière la profondeur des regards, les non-dits et les sous-entendus
subtilement prononcés, McCarthy raconte énormément. De la déontologie chancelante,
aux remords en passant par les relations muettes ; finalement, le cinéaste
nous parachute dans un monde possédant ses propres règles. Et s’il ne passe pas
trois pages de scénario à les édicter, il les dessine lentement, au détour
d’une scène. Quoi de mieux pour filmer ce casting en or massif, dont on
retiendra la performance hallucinante de Liev Schreiber, dans le meilleur rôle
de sa carrière, mais aussi un Mark Ruffalo qui ne démérite pas sa nouvelle
nomination aux Oscars.
Film
rigoureux sur la rigueur, film-document sur la documentation ; la nouvelle
réalisation de McCarthy est non seulement son meilleur long-métrage, mais aussi
une démonstration carrée d’orfèvrerie, imperturbable, ne répondant pas aux
sirènes de la démagogie et dépeignant avec une précision et une objectivité
admirables un sujet que beaucoup auraient auraient traité avec prosélytisme. Pour
faire court, tout le contraire de l’Église.
On ne manquera jamais assez de souligner la jeunesse du canadien Xavier Dolan. 27 ans, déjà six longs-métrages, une pléthores de nominations à Cannes et un ticket réservé aux Césars. A même pas trois décennies, Dolan a déjà fait plus que beaucoup de cinéastes respectés en l'espace d'une vie. Il y a deux ans, Mommy revêtait déjà le manteau d'un succès critique et commercial qui lui faisait rejoindre le rang des rares metteurs en scène à mettre autant d'accord presse et public. Pour son premier film en France, ce sont certains des visages les plus emblématiques du cinéma français contemporain que le québécois s'est payé : Ulliel, Baye, Cotillard, Seydoux et Cassel – rien que ça. Juste la fin du monde, derrière ses airs de théâtre filmé, est bien entendu quelque chose de plus : ce ne sont pas des bouches qui discutent que filme Dolan, mais des cœurs qui parlent. Tous les acteurs sont irréprochables, animés par cette fougue qui semble définir la direction d'acteurs "à la Dolan", se complétant à ce sens du cadre inné, et pourtant loin d'être inerte. Les couleurs sont lumineuses sans être clipesques, le mouvement est constant sans être lourdingue. Chez Dolan, l'émotion est caméra, la morale est évidente mais reste silencieuse. Il a un amour si passionné pour ses personnages que rien ne semble pouvoir leur arriver – mais c'est bien dans leurs affres, dans leurs traumas, que le cinéaste va chercher une lumière humaine. Rarement chez un réalisateur aussi jeune on aura trouvé des figures si justes, si complexes et pourtant auxquelles il est si facile de s'associer. Juste la fin du monde n'est pas un simple et malin exercice prenant à contre-emploi l'adaptation théâtrale, mais une chanson douce, déchaînée, indomptable et entraînante. Si ce nouveau volet n'est pas la plus humble de ses réalisations, elle est indubitablement la plus travaillée et la plus subtile.
Déjà en 2010, Maren Ade passionnait avec sa fresque subtile des relations conjugales Everyone Else. La cinéaste allemande aura en tout cas pris son temps pour réaliser son troisième film, Toni Erdmann, monstre mélodramatique de presque 3h quelque part entre le portrait de famille grinçant, la chronique sociale désenchantée et une tragédie émotionnelle des plus raffinées. Plus que la surprise de revoir un tel choc sortir d'Outre-Rhin (terre cinématographique en péril certain depuis plusieurs années), c'était aussi la confirmation d'un talent discret mais passionnant. On passe du comique au sensible, du burlesque ou tragique avec une aisance des plus grands – quelque part entre Bergman, Apatow et Keaton, Maren Ade trouve la note juste : filmer ses personnages comme des êtres abandonnés, chercher la comédie dans l'absurdité des contrastes sociétaux, trouver l'émotion dans un moment de grâce loufoque de ses situations.
Si son statut de chouchou de la critique l'aura peut-être fait passer pour le chef d'oeuvre qu'il n'était pas tout à fait, Toni Erdmann n'en demeure pas moins un monument de prose filmique, tissant avec un regard à la fois brutal et empathique le portrait en miroir bouleversant d'un père et de sa fille. Leçon de rythme et de justesse, le nouveau film de Maren Ade fait d'elle l'une des révélations les plus prometteuses de l'année.
Étonnante
prémisse que la proposition de Hana et
Alice mènent l’enquête. Prequel en rotoscopie (cette technique d’animation
qui consiste à dessiner en utilisant comme modèle de véritables prises de vue)
d’un film avec des acteurs biens réels sorti il y a un peu plus d’une dizaine
d’année, il est surtout l’œuvre du discret Shunji Iwai, cinéaste japonais
notamment célèbre pour son poétique et énigmatique All About Lily Chou-Chou.
Difficile
de décrire Hana et Alice mènent l’enquête
tant Iwai aborde de nombreux thèmes, empruntant plusieurs pistes qu’il semble parfois
abandonner en cours de route : meurtre, secte, vieillesse, amitié, rumeur,
danse et dépression ; ce sont des sujets étonnement sérieux pour ce qui a
été vendu – en tout cas en France – comme un film tous publics. Si
on est d’abord pris de cours par l’énergie macabre et l’animation saccadée du
long-métrage, Iwai trouve rapidement une parfaite alchimie. Il puise du
dynamisme dans la simplicité, de la poésie dans l’anecdote bucolique – plus
important encore, il écrit ses personnages avec passion. Les rapports qu’ils
entretiennent sont complexes mais illustrés à merveille, par petites touches de
dialogues ou même de mouvements. C’est ce même mouvement qui rythme Hana et Alice : perturbant de
réalisme, il participe à l’établissement de cette atmosphère
quasi-mélancolique, de ces situations intemporelles, de ce tracé perdu quelque
part entre peinture et photographie. Tout
est simple, modeste ; l’émotion n’est ni trop grasse, ni trop subtile. Hana et Alice fait de sa retenue le
pilier central de cette symbiose aussi niaise que cruelle, aussi intelligente
que simplette. Une bulle de douceur qui s’agite avant de planer – une mélodie
espiègle qui sait toucher dans la multiplicité de ses terrains de jeu.
Cela
pourrait durer trois heures de plus, on ne trouverait pas le temps de
s’ennuyer. Iwai sait tirer de cette banalité un lyrisme fascinant, il sait
tirer de ses personnages un charme attachant, il sait faire de ces secrets de
polichinelle des mystères enthousiasmants. Comme la vie, cela n’a finalement
pas grand sens – mais là est le cœur de philosophie de Hana et Alice. A cet âge, tout est passionnant ; chaque balade
en ville est une aventure épique, chaque rencontre une tempête infernale,
chaque amourette le gouvernail d’une vie.
Il y a deux ans déjà, l'hilarant What We Do In The Shadows témoignait un talent certain chez le néo-zéalandais Taika Waititi. Ce The Office version vampires faisait coopérer mockumentaire et cinéma de genre avec une aisance admirable. On troque cette fois les influences Spinal Tap pour Wes Anderson et l'esthétique très inoffensive de la scène indépendante américaine. Hunt for the Wilderpeople n'est cependant pas une production Sundance : adaptation de l'un des écrivains néo-zélandais les plus emblématiques de la littérature de l'île du Pacifique (Barry Crump), le film de Waititi est une production locale qui est donc le fier représentant d'un pays dont la scène cinématographique demeure encore, malheureusement, trop discrète.
Si l'ensemble n'est pas d'une fidélité à toute épreuve – pour cause un relative lissage de la brutalité sourde de l'oeuvre originale – le ton et l'humilité qui s'en dégage ne pourront qu'en faire un objet de passion. Impossible de ne pas tomber amoureux d'un film aussi généreux dans sa représentation marginale de la marginalité. Tout ne déborde peut-être pas d'inventivité, mais Hunt for the Wilderpeople fait preuve d'un charme certain lorsqu'il s'essaie à imiter ses cousins de l'autre côté du Pacifique. L'amour de la couleur et des personnages, couplé à une évidente passion de la narration. C'est peut-être un paradoxe, mais la meilleure dramédie Sundance de l'année aura été néo-zélandaise. Savoureux.
Une
décennie après son dernier film, Black
Book, Paul Verhoeven revient. Non pas aux Pays-Bas, non pas aux Etats-Unis,
mais en France avec l’adaptation du subversif Oh… de Philippe Djian. Si Elle
devait se faire au départ outre-Atlantique, c’est finalement dans l’hexagone
que Verhoeven pose ses valises : car oui, Elle ne pouvait pas se faire à New York ou à Los Angeles. Non pas
pour des raisons scénaristiques, mais pour des problématiques morales, car
contrairement à ce que voudrait vous faire penser cette croyance populaire
infondée, on ose des choses en France : produire Elle était un défi bien plus complexe qu’il n’en a l’air, tout
simplement parce que Elle n’est ni
vraiment un film de Verhoeven, ni vraiment un polar angoissant, ni vraiment un
thriller érotique. Elle, pour faire
court, est un film fait pour tout le monde et pour personne en particulier.
Cela
ressemble à un croisement étrange entre I
Spit on Your Grave et Basic Instinct,
le tout réalisé par Claude Chabrol. Verhoeven empreinte énormément, mais il
n’imite jamais. Il ne s’imite d’ailleurs pas lui-même, Elle apparaissant ou comme un détour, ou comme un nouveau chapitre
dans la filmographie du hollandais. Pervers sans être malsain, rugueux sans
être violent, sensuel sans être sulfureux – dit comme cela, on pourrait penser
que Verhoeven se serait assagi à l’occasion de son premier film en langue
française, mais c’est tout l’inverse : de sa carrière, Elle est sans doute l’un des volets les
plus jouissifs. La démarche est sérieuse, mais l’ensemble est immensément drôle
et ironique ; le ton est lourd, mais on se prend à rire assez souvent – à
l’image de cette monumentale scène de repas de noël, déjà un classique. Ce
serait un scandale que d’ignorer le second acteur de cette réussite :
Isabelle Huppert, resplendissante dans l’un de ses rôles les plus fascinants.
Elle comme le reste du casting participent à l’élaboration de ces personnages
qui constituent le cœur symbolique du film – ils sont le point de départ de
cette douce satire sociétale, qui tourne autant en ridicule la monotonie
bourgeoise, le refoulement et la castration sociale (dans un registre qui
rappelle beaucoup le Sitcom de
François Ozon), le fanatisme chrétien ou encore le masque des bonnes manières.
Un prétexte plus qu’un moteur, mais la hargne incisive avec laquelle Elle détruit le mythe parisien
contemporain est une réjouissance totale. Photo
de famille dépravée, jeu féroce d’apparences et de surfaces, portrait de femme
labyrinthique : ce retour en force de Verhoeven est un coup de pied dans
la fourmilière cannoise. Brillant, malin, d’une maîtrise rare dans la mise en
scène comme dans la direction d’acteurs irréprochable, une farce qui joue à la
dérision par le malaise et par l’effet choc, mais qui se montre pourtant d’une
étonnante subtilité : c’est un bac à sable pour le réalisateur comme pour
le spectateur, et on en redemande.
Il aura fallu une décennie à André Téchiné (depuis Les Témoins) pour nous revenir d'entre les morts. Après une série d'échecs créatifs (et notamment l'impardonnable Impardonnables), Quand on a 17 ans fait finalement l'effet d'un grand bol d'air frais, à la fois sur la filmographie d'un cinéaste vieux de 74 ans, mais aussi sur un cinéma français qui avait bien besoin d'un film comme celui-ci : humble, simple, vivant. D'une rare lisibilité, le dernier Téchiné est aussi un mélodrame romantique aussi juste qu'il s'écarte intelligemment des canons habituels : dans son sujet, bien évidemment, mais aussi dans sa forme, quasi-naturaliste, où Téchiné semble observer une faune provinciale malheureusement si rare sur grand écran. Il y a, dans Quand on a 17 ans, l'idée d'un cinéma qui n'en fait pas des tonnes mais dont la sincérité transcende l'appareil formel somme toute assez classique.
Portrait d'une génération à l'identité nouvelle – peut-être l'un des plus beaux jamais réalisés sur celle qui a chevauché la fin des années 2000 et les années 2010 – qui, en quête de sens, cherche finalement sa propre vérité. En filmant les questionnements et les errances de deux individus, Téchiné parle finalement de tous leurs contemporains, tant adolescents qu'adultes, car les interrogations soulevées relève bien plus que de la crise existentielle de nos 17 ans : elles sont sociétales, profondes, ancrées dans le débat politique et social. Quand on a 17 ans, au fond, est un pamphlet très fort et profondément jeune. Et de la part d'un grand-père du cinéma français comme Téchiné, cela relève du coup de maître.
Il y
a deux cas de figure dans l’appréciation du cinéma de Na Hong-jin : en
tomber amoureux au premier regard, ou tenter de le comprendre, lui et ses codes
pas très subtils, qui relèvent autant de l’exagération comique que de
l’exagération dramatique. Et pour tenter de comprendre Na, il faut connaître un
tant soit peu les ficelles du cinéma coréen, car le cinéaste se caractérise
comme un relais au milieu de celui-ci – un pivot entre les deux pôles créatifs
du Pays du matin calme : ces auteurs issus de la sphère indépendante, et
ce cinéma commercial bien souvent inexportable car trop culturellement
marginal. Quelque part entre la sophistication thématique et technique de Bong
Joon-ho et la lourdeur narrative des grands succès du box-office se trouvent The Chaser, The Murderer, et désormais The
Strangers.
Dans
The Strangers, tout est infiniment
noir. Il y a bien un peu de lumière au début, mais dès les premières scènes de
massacre, on se sait dans le territoire de Na Hong-jin. La particularité de
cette atmosphère pesante, ce sont – comme d’habitude – ses héros : des
idiots, des policiers loufoques, des alcooliques, des individus qu’il est
toujours difficile de prendre au sérieux tant ils ne semblent jamais à leur
place dans cet univers désespéré. Ils plaisantent quelques fois, ils font les
clowns ou réagissent de manière burlesque à des scènes d’horreur – le novice
pourrait voir cela comme de la rupture de ton, et ce ne serait pas totalement
faux. Pourtant, ce n’est pas l’objectif premier de Na que de passer d’une
relative légèreté à la tragédie : c’est en réalité un outil. Un outil qui vise
à tracer l’une des plus grandes qualités de son cinéma, c’est-à-dire
l’innocence de ses personnages, faisant face à un mal qui les dépasse de très
loin. En les rendant si simplets, il les conçoit finalement comme plus aimables
et plus proches du spectateur. Ce ne sont pas des héros invincibles ou des
génies, mais des villageois humbles et bon-vivants. C’est
peut-être une conséquence inconsciente de ce choix, mais cela rend aussi
l’ensemble plus digeste : The
Strangers ne respire pas vraiment la joie de vivre, tout est sanglant,
désenchanté, pesant, et ce facteur presque comique désamorce finalement
l’horreur du spectacle qui nous est présenté. Si l’on excepte cette dernière
partie qui ferait passer J’ai rencontré
le Diable pour le film le plus hilarant de l’année, l’équilibre trouvé est
étonnement solide, bien davantage que dans les précédentes réalisations du
cinéaste.
Dans
son cadre terne tantôt transpercé par des jets de couleur vivaces, Na inscrit
la terreur. Un malaise indescriptible vampirise chaque plan, chaque seconde –
on attend que le pire arrive, il se contente souvent de ramper, insaisissable
et fantomatique. C’est dans l’expectation de l’horreur que la machine s’alimente.
Les rebondissements n’y sont pas toujours surprenants, mais ils inquiètent,
prétendant à chaque fois être le point de départ d’un terrible bain de sang. On
retarde l’échéance mais le Mal est bien là, patient, prêt à agir. La
réflexion est presque inexistante, et le recul sur son propre sujet absent,
mais The Strangers est une
proposition formelle et sensorielle forte qui, à défaut d’éviter certaines
ficelles, sait construire des personnages et écrire une ambiance. Ce regard
posé sur le cinéma de genre est singulier, Na confirmant son statut d’orfèvre
unique qui ne semble avoir peur ni du ridicule, ni de l’excès de symbolisme. Un
peu comme Friedkin en son temps, son quotidien utopique et familier est envahi
par le Mal, et il sait en faire une tragédie – la comparaison avec L’Exorciste n’est pas excessive, car
en-dehors des réflexes de mise en scène propres aux deux réalisateurs, les deux
films partagent énormément, par la place qu’ils accordent à l’institution
familiale, à la religion, au mysticisme et à l’incarnation démoniaque. The Strangers est un cauchemar à
l’imagerie réaliste dont on ne se réveille pas. Comme un songe violent, ses
images sont dures, sans sens et sans morale. De cette surenchère qui le
caractérise, Na Hong-jin retire une poésie macabre qui se pose ici, déjà après
trois films, comme un aboutissement total de son art. Peut-être la fin d’un
cycle, mais on voit difficilement comment il pourrait aller plus loin dans
cette direction – tout est si fou, si brutal et si désespérant qu’on pourrait
presque parler de chef d’œuvre. Non pas d’un chef d’œuvre transcendantal de son
genre, mais plutôt d’une apogée de l’expression de son auteur. On en sort
lessivé, choqué et abattu – et on se doute que là était bien l’ambition :
faire ressentir le Mal dans sa forme la plus brutalement modeste. Monstrueux.
Les microcosmes et les communautés marginales ont depuis toujours été l'une des sources d'inspiration les plus vivaces du cinéma français. Les Ogres est finalement l'une des expressions les plus stimulantes de cet amour irrationnel du personnage romanesque. Film choral d'une justesse rare dans sa construction des rapports humains et des sentiments étouffés, le long-métrage de Léa Fehner bouillonne et chante, pleure et rit dans son interminable cascade émotionnelle. Pour son deuxième film (sept ans après le premier), la jeune réalisatrice confirme un regard unique, un doigté au millimètre qui peint l'empathie sans tomber dans le tire-larme, qui s'essaie au drame intime sans tomber dans le fatum déprimant.
Certains trouveront la fresque longuette, d'autres trouveront la tragédie prévisible, et d'autres ne verront pas la mélodie dans la symphonie, mais Les Ogres n'en demeure pas moins un tour de force admirable. Jouant de son rythme atemporel pour mieux écraser son spectateur, bouleversant de par la gratuité et la violence des traits de son panel de personnages, Les Ogres surprend et déconstruit pour mieux s'envoler. Trop loin selon les uns, trop timidement les autres, mais le jet est pourtant tout calculé : pendant près de deux heures trente, Fehner sait où elle va, chaque instant devient une évidence et chaque visage est un tableau de musée. Il y a peut-être une contradiction dans la démarche de filmer des regards selon une logique mathématique, mais l'équation est pourtant parfaitement équilibrée. Si tout cela se dit fou et indomptable, chaque plan suit un grand schéma tracé à la règle et au compas. Être imprévisible en restant taillé au cure-dent, c'est en soi un coup de maître. Inattendu là où on l'attend, brillant là où on l'attendait pas, l'exercice était risqué, mais le résultat est admirable. Un grand morceau de cinéma.
Habituellement, le cinéma de Naomi Kawase ressemble à un étrange mélange de François Truffaut et de Terrence Malick. Avec Les Délices de Tokyo, quelque chose est cependant différent : en s'aventurant sur le terrain de Hirokazu Kore-eda, autre génie du cinéma japonais contemporain, Kawase se retrouve dans une position nouvelle : entre Salé, Sucré de Ang Lee et une inspiration de l'Ozu classique, elle construit un délicieux et singulier drame humain. Les Délices de Tokyo est tout d'abord un film sur la nourriture, duquel résulte un sens de la composition. Une recette précise, issue d'un sens du mélange des saveurs et des influences. Il y a des cerisiers en fleur, des dorayakis et un scénario larmoyant – bien loin de ses précédentes pièces, Les Délices de Tokyo n'essaie jamais de perpétuer les œuvres précédentes de Kawase. L'atmosphère est neuve sans être bouleversante, et tout ceci, dans sa simplicité et son humilité toutes japonaises, fonctionne à merveille. Kawase s'éloigne certes de certains des carcans qui avaient fait son succès, mais c'est pour le meilleur : en plus d'être l'un de ses meilleurs longs-métrages, Les Délices de Tokyo parvient à exceller là où si peu de films sur la gastronomie réussissent – donner faim. L'exécution est parfaite, le repas équilibré.
En un peu plus d'une décennie, le nouveau documentaire annuel du chinois Wang Bing est devenu l'un des rendez-vous immanquables de l'année cinéphile. L'an dernier, A la folie s'imposait comme un classique instantané du genre, follement passionnant et original malgré la réutilisation d'une forme déjà maintes fois explorée par le cinéaste. Ta'ang, de par son sujet, est fondamentalement plus classique : on y suit un peuple en exil de ses terres, apatride, fuyant la guerre, marchant sans autre finalité que de survivre. En se penchant sur une actualité peu discutée, Wang Bing réalise tout d'abord un travail d'information : rendre compte d'une réalité tragique qu'on ignore injustement. Mais il fait aussi le bilan de la guerre, de ces populations qui, quelles que soient leurs origines, souffrent sous le feu des bombes. Le portrait est fort, il est aussi universel – et c'est là toute l'intelligence du documentariste. En parlant d'un microcosme à tout le monde, il joue des échelles, écrivant un message pluriel, sans frontières, sans culture, sans politique ; car avant d'être un peuple, ses personnages sont des humains. Ils sont vous et nous, lui et eux. Cela peut paraître présomptueux, mais on peut difficilement faire plus globalement bouleversant.
Passé
par Ghibli, la Toei et Madhouse avant de fonder sa propre société de
production, le Studio Chizu, Mamoru Hosoda s’est fait remarquer – en seulement
quatre longs-métrages (si l’on excepte ses collaborations sur les franchises Digimon et One Piece) – comme l’une des valeurs sûres de la japanimation
post-Miyazaki. Un auteur en pleine maturité ayant su développer des thématiques
fortes et un univers très personnel, entre personnification et sphère
familiale.
Ce
qui surprend de prime abord dans Le Garçon
et la bête, c’est la densité thématique et scénaristique qu’il arbore. Là
où les précédentes réalisations de Hosoda, bien qu’extrêmement travaillées,
présentaient une relative pureté de forme et de fond, ce nouveau volet est un
défouloir symbolique qu’un Otomo de la grande époque n’aurait pas renié. On
sent d’ailleurs les inspirations du metteur en scène : Akira, Le Voyage de Chihiro, Le
Livre de la Jungle ou encore le chanbara (et principalement ceux de
Kurosawa) ; Hosoda ne cache pas ses références. Elles n’étouffent pas pour
autant le film, qui se construit une propre mythologie et, surtout, une piste
de réflexion bien lointaine de l’allégorie nucléaire d’Otomo ou du monde
enchanteur d’un Miyazaki. Le Garçon et la
bête, au-delà de ses errances fantastiques, est un film à hauteur d’homme.
Un conte philosophique sur la paternité, le rôle du modèle et la crise
identitaire – un mélimélo philosophique qui, comme pour embrasser la complexité
de sa problématique, en adopte la pluralité. On
passe du coq à l’âne, de la baleine à l’ours, de l’homme à l’animal – il faut
avoir l’esprit accroché, car la réflexion posée par le film de Hosoda est très
évolutive (et parfois un peu brumeuse). Les plus jeunes se sentiront peut-être
écrasés par le poids de ces lignes directrices qui prennent souvent le pas sur
la narration, en imprimant leur symbolisme très imagé sur la pellicule. Mais
c’est là aussi le plus grand accomplissement du film : arriver à adjoindre
l’idée et la méthode, quitte à sacrifier l’évidence mangaka en faisant parfois le choix de l’anti-spectaculaire.
Le
résultat est parfois chaotique, mais il possède un charme unique. Hosoda l’a
compris, l’animation n’est pas là pour copier le réel – là où Miyazaki le réinventait,
lui s’occupe de le métamorphoser ; transcendant le quotidien de touches
plus ou moins fantasmées, définissant finalement les règles de ce Japon
animiste, proche de l’imagerie de ses traditions ancestrales mais aussi des
questionnements humains relatés par le cheminement de ses personnages. Chacun
sera plus ou moins sensible à l’émotion procurée par Le Garçon et la bête – mais derrière l’aventure et le récit
initiatique classique, difficile de ne pas admirer l’artisan et ses ambitions.
Si la qualité de l’animation ne fait aucun doute, c’est la profondeur
incroyable du film, l’intelligence de son propos et de son exécution qui le
rend si follement bouleversant – au moment précis où, derrière les drames
rencontrés par les protagonistes, on réalise qu’un auteur est en train de nous
parler, dans une déchirante et délicieuse éloge de la stature parentale.
Impossible alors de ne pas soi-même s’y identifier.
Ça commence avec une crainte dès cette scène d'introduction muette en plan fixe de plusieurs minutes qui fleurait bon la stylisation excessive. Finalement, la nouvelle réalisation de Cristi Puiu, fleuron de la nouvelle vague roumaine et auteur du non moins brillant La Mort de Dante Lazarescu, c'est le film bavard élevé au rang d'art total. Joute verbale de près de trois heures qui fait de son appartement étroit une scène de théâtre infernale, Sieranevada est d'une part une photo de famille disgracieuse.
Tous s'engueulent, se tournent le dos et se foutent les uns des autres, actionnant un manège infernal de coups bas, de débats, de blagues, de complicités et de pleurs. Parler d'une famille, c'est une chose, mais ce qui donne à Sieranevada sa résonance supplémentaire c'est son discours politique. Le film de Puiu est le tableau d'un pays, d'une époque, d'un passé et d'un futur.
Catharsis filmique d'une Roumanie en pleine crise identitaire, Sieranevada est le pur produit de notre temps. Un temps roumain, certes, sensiblement différent de nos préoccupations, mais dont l'universalité du geste rend les questionnements évidents. Puiu parle d'un pays qui ne croit plus en son passé, mais qui ne croit pas non plus en son avenir. Ses valeurs comme ses espoirs ne sont plus que brume, alors que tout les conflits enterrés depuis longtemps refont surface : différends politiques, hiérarchie sociale, écarts de religions, de générations, de visions. Et quand le déchirement, si profond soit-il, se transforme en rire nerveux, on réalise que tout ceci n'était finalement qu'une belle et grande farce, aussi interminable qu’exaltante, aussi longue que dynamique. Sieranevada est non seulement pertinent dans ce qu'il tente de raconter (le désespoir d'un peuple qui a perdu sa foi en lui même), mais aussi dans son traitement, sorte de chemin de croix verbeux, virtuose et claustrophobe.
La
nouvelle fracassante de la pause créative engagée par le Studio Ghibli alors
que sortait le léger Souvenirs de Marnie
de Hiromasa Yonebayashi avait fait l’effet d’une bombe au sein de la sphère
passionnée des amateurs d’animation japonaise. Ghibli, au fond, n’était pas
mort, mais c’était tout comme. La question de savoir si La Tortue Rouge est, oui ou non, le nouveau volet du studio de
Miyazaki, est somme toute compliquée. A la mise en scène, le brillant Michael
Dudok de Wit, animateur néerlandais à l’origine de l’inoubliable Father & Daughter (Oscar du meilleur
court-métrage d’animation en 2000), dont c’est le premier long-métrage. A
l’écriture, la française Pascale Ferran ; à la conception visuelle, le
maître Isao Takahata. Un projet international donc, composé d’horizons
variés : La Tortue Rouge, pour
synthétiser, était un défi. Plus
grand défi encore, lié peut-être, implicitement, à cette production polyglotte,
celui de réaliser un film sans mots. Non pas un film silencieux, mais bel et
bien un film muet, dans la définition la plus explicite du terme. Plus qu’une
simple fable écologique, La Tortue Rouge
est un conte universel dont le sens se passe de dentelles phonétiques :
ici, tout passe par le geste du crayon, l’émotion d’une couleur ou d'un décor.
Déjà dans Father & Daughter, on
trouvait cette ambition de développer une émotion pure, tissée par les symboles
et les formes – Dudok de Wit ne surprend certes pas dans sa démarche, mais on
peut voir, dans ce bloc de quatre-vingt minutes sorti de la tête et des mains d’un
monstre oublié de plus de soixante ans, une sorte de pinacle créatif, un coup
de maître qui n’était pas vraiment un coup d’essai, et plus généralement la
preuve qu’on confond très souvent expérience et quantité. La Tortue Rouge est une poésie, un rêve
éveillé qui permet à son créateur de rejoindre les plus grands piliers de l’animation
– tout est d’une beauté fulgurante, les couleurs comme les traits, les sens
cachés comme leurs articulations formelles. La rencontre de trois artisanats du
cinéma d’animation en une explosion d’idées visuelles, de savoir-faire
techniques formant une fresque splendide qu’on ne risque pas d’oublier de
sitôt. Un incontournable et indéniablement un très grand morceau de cinéma.
Almodovar retient sa respiration. Dans Julieta, fini les personnages baroques et les situations grandiloquentes. Le mélodrame, s'il est toujours là, est ici plus grave, plus réaliste. Au fond, il nous est plus proche. En s'éloignant du carcan habituel de ses réalisations, le metteur en scène espagnol s'essaie à d'autres modes de narration : la pudeur, toujours la même, nous préserve. Elle nous détruit, aussi. Car dans Julieta, les sentiments sont étouffés – dans Julieta, on invente ses émotions. A des kilomètres de tracés larmoyants, Almodovar développe un drame pur, sincère, réservé. Ses personnages sont rugueux, parfois agaçants, mais toujours profondément humains. Alors que La Piel Que Habito ou Parle avec elle nous contaient des histoires rocambolesques, ici on se contente d'une romance désenchantée. L'espagnol évoque à nouveau l'amour comme personne. Son dernier film est virevoltant, passionné, et surtout profondément ambiguë – certains diront pessimiste. Il ne nous avait certes pas habitué à cela, mais au final on en redemande. Implacable comme la fatalité de ses résolutions.
Des couleurs entre le feutrage et la désaturation, la nuit, la pluie, des vitres et l'amour. Si Carol n'était pas un film de Todd Haynes, il serait le nouveau Wong Kar-wai. Deux portraits de femmes, comme deux strates sociales que l'on fait se rencontrer – Le Prince et le Pauvre pourrait ne pas être loin, mais c'est finalement à Roméo et Juliette que Haynes fait référence. Dans sa peinture d'un amour impossible, Haynes écrit finalement l'histoire de deux femmes qui, par un habile jeu de regards, de lumières, d'écriture et de cadre, vont s'opposer pour mieux s'aimer. Car s'il est bien une troisième splendeur dans Carol – en plus de ses deux actrices principales – c'est sa photographie fifties toute droit sorti d'une imagerie fantasmée née des publicités et des plus grandes réalisations de Capra, Cukor et autres Sirk. Une maestria visuelle comme témoin d'une sophistication admirable, qui fait de ce Carol un aboutissement technique qu'on déguste avec un raffinement certain. Pourtant, derrière les paillettes, c'est aussi un drame sanguin, où les cœurs et les esprits se battent et se brisent sans relâche, où le spectateur est pris, sans préavis, dans cette histoire somme toute académique de deux femmes qui s'aiment mais que la société n'aime pas. Près de dix ans après I'm Not There (le précédent film de Todd Haynes), Carol est la renaissance d'un grand cinéaste.
Ce
n’est pas vraiment un univers que se créée l’ami Denis Villeneuve, de film en
film, d’année en année. D’une certaine façon, ce serait plutôt, tant bien que
cela puisse s’appliquer à une filmographie, un labyrinthe. Une multitude de
portes aux mêmes origines, ouvrant toutes sur un microcosme différent,
répondant à ses propres règles, avec ses propres personnages, toujours très
différents, mais respectant à chaque fois une charte silencieuse et évidente
qui, sans qu’elle tombe dans l’académisme mollasson, est d’une rigueur sans
pareil. Villeneuve
adapte le rythme de sa narration à chaque histoire, il modèle ses codes visuels
à chaque ambiance – d’un film à l’autre, le cadre sera renouvelé, les
personnages seront nouveaux, frais. Après trois thrillers très terre-à-terre,
il pourrait être surprenant de retrouver le cinéaste à la tête d’un film de
science-fiction. Même si Enemy
lorgnait déjà vers le film de genre, Premier
Contact ressemble bien à une nouvelle étape dans la carrière du
réalisateur, alors que l’on attend sa suite de Blade Runner pour 2017 et que l’on évoque son nom pour une
potentielle nouvelle adaptation de Dune.
Ici, pas de cartel, ni de fusillade scolaire, mais des aliens avec lesquels il
faut communiquer. Rien que le titre français renvoie au Contact de Zemeckis : ce n’est pas un hasard, car justement
dans cette rigueur qu’on lui connaît, Villeneuve joue la carte du réalisme
scientifique, social et politique. L’héroïne
de Premier Contact est une linguiste.
Sur le papier, rien de bien excitant : mais c’est finalement dans ce
rapport très cérébral à l’action que Villeneuve extrait toute la force
évocatrice de son propos. Les mots, ici, sont vivants ; les phrases sont
des idées ; le bruit de communication, l’inconnu. Tout ceci se retrouve
dans la temporalité décousue que le réalisateur tisse adroitement, se dévoilant
en un sens plus au travers de son assemblage insolite que de son récit,
conceptuellement très linéaire. Premier Contact est une matière meuble,
un essai cinématographique fort qui n’hésite pas à réutiliser et transgresser
les sentiers battus du genre. L’invasion extra-terrestre en devient presque le
prétexte d’une allégorie politique d’une actualité profonde qui, en plus des
rapports géopolitiques contemporains, semble revisiter avec un talent certain
la Grande Histoire de l’incompréhension humaine, du rejet de l’autre et du défi
de l’interculturel. Les conflits qu’on évite ou tente d’éviter n’ont pas
seulement des conséquences directes et tangibles, mais projette dans le même
temps des ondulations insignifiantes qui se transformeront, un jour, en
tsunamis.
Villeneuve
bâtit sa Tour de Babel sur le terreau de la langue, de la diplomatie et,
surtout, de l’émerveillement. Il y a quelque chose de fondamentale fascinant
dans Premier Contact, objet filmique
sans faute qui ne peine guère à rejoindre les classiques modernes de la
science-fiction. Le propos est malin, l’exécution totalement novatrice, les
intervenants, irréprochables. Les années nous diront si l’expérience était
vraiment intemporelle – sa philosophie, en tout cas, est à l’épreuve de toute
l’humanité. Exemplaire.
On
avait laissé Park Chan-wook pour la dernière fois de l’autre côté du Pacifique,
pour son premier film américain, le torturé Stoker,
qui semble finalement avoir été une idylle passagère puisque le plus subversif
des cinéastes coréens est de retour dans ses terres natales avec Mademoiselle, adaptation du roman Fingersmith de Sarah Waters qu’il a
décidé de transposer dans le cadre si passionnant de l’occupation japonaise de
la Corée. Chung Chung-hoon à la photographie, Cho Young-wook à la
musique : pas de doutes, on est de nouveau en terrain connu. Même s’il est
loin des pulsions vengeresses de ses films les plus notables, Mademoiselle c’est bel et bien du pur
Park. L’une
des facettes les plus passionnantes du cinéma de Park réside dans le geste avec
lequel il allie les motivations profondes de ses personnages et celles de son
récit. Chacune dépend fondamentalement de l’autre, et c’est dans le jeu
incessant qu’il fabrique autour de ces deux pôles qu’il parvient à créer une
forme d’écriture imprévisible, ludique et tourmentée. Un art à la fois d’une
grande finesse dans sa précision quasi mathématique, et dans le même temps
d’une lourdeur extrême dans le mécanisme de son déroulé : on sait ce qu’on
vient voir quand on se lance dans du Park Chan-wook. Il y a des
rebondissements, de l’absurde et une radicalité certaine, à la fois dans
l’exposition d’une violence crue et d’une sexualité dévêtue de toute pudeur,
mais aussi dans la rigueur quasi dogmatique avec laquelle le réalisateur
respecte ces codes du cinéma Hallyu qu’il semble adorer transcender. Même dans
le cadre antinomique d’une romance lesbienne dans une maison bourgeoise des
années 30, il fait preuve de la même folie manipulatrice et tentaculaire, du
même humour hystérique à la frontière de la pure satire.
Comme
d’habitude chez Park, Mademoiselle
est le théâtre du vice humain. Les apparences et leurs réalités inverses sont
les deux facettes de la source du chaos. Ce n’est pas vraiment la nature de
l’homme que sonde Park Chan-wook, mais davantage l’opposition presque onirique
de ses aspérités et de ses envolées passionnées. Un film de contrastes, et donc
d’archétypes. D’archétypes imprévisibles, certes, mais finalement pas si loin
de la pure fable moderne vers laquelle Park semble vouloir tendre : une
fable sur l’amour, le sexe, l’argent, la torture, le péché – avec comme
finalité l’étonnant passage de relais d’une lutte des classes initiale à une
sanglante lutte des sexes. On ne coupe plus les mains des voleurs mais les
organes des hommes. Chaque
nouvelle partie de Mademoiselle est
une réinvention complète de ses thématiques, de ses enjeux et de ses
personnages. Park s’amuse une nouvelle fois avec son spectateur, le dérangeant
avant de le faire rire, le dégoûtant avant de l’émouvoir. Magnifique film de
femmes qui ne tombe heureusement pas dans le piège du féminisme castrateur, Mademoiselle c’est le penchant malin et
malsain du Carol de Todd Haynes, avec
lequel il partage le triomphe de sa mise en scène et de son écriture, autant
millimétrée qu’elle est parcourue d’une grisante passion. A défaut d’égaler le
choc d’Old Boy, Park ne prend en tout
cas pas le temps de nous ennuyer. Une copie irréprochable et l’aboutissement
formel d’un très grand.
La filmographie de François Ozon a quelque chose d'enthousiasmant : imprévisible et plurielle, l'ex-étudiant de la Fémis (puisqu'il semble obligatoire de le mentionner à chaque fois, étant le diplômé actuel de l'école le plus célèbre et actif) ne semble jamais s'être enfermé dans un genre, passant du thriller au sentimental, de la comédie au polar. Frantz n'est donc qu'une relative surprise : mélodrame en noir et blanc, tourné en allemand, il n'est que la dernière expérimentation d'un cinéaste qui n'en est pas à son premier fait d'armes. Les références à Truffaut sont cette fois mise de côté pour métrage qui rappellerait le Bergman de la grande époque, celui de Monika et de Persona. Frantz, film aussi anachronique qu'il n'est en rien nostalgique, ne joue presque jamais la carte de la référence, préférant faire de cette forme radicale le prétexte à des envolées de mise en scène brillantes, maniérées mais pas prétentieuses : sa lumière est splendide, son cadre est précis, chaque scène est une petite leçon de cinéma. Derrière cette austérité surprenante mais imperturbable, Ozon nous parle de la guerre, du traumatisme et du geste artistique, sans jamais tomber dans la grosseur du trait à laquelle il a parfois pu nous habituer. Ses muses, d'ailleurs, ne sont pas que des classiques cinéphiles. Car si Frantz a du charme, c'est aussi grâce à son duo principal : Pierre Niney, dans son meilleur rôle, et l'excellente Paula Beer qui, derrière ses faux airs d'actrice bergmanienne, cache un charme singulier entre l’archaïsme et la modernité.
Parlant de la guerre pour mieux évoquer la paix, parlant d'un choc culturel pour mieux parler de leur amour, parlant de l'art pour mieux parler de la mort, Ozon livre avec Frantz son film le plus abouti, le plus fin, alors qu'il était peut-être le plus délicat. Jamais dans l'excès mais toujours dans un équilibre difficile entre drame intime et métaphore politique, entre film d'auteur et réunion d'influences, Frantz est l'un des grands films de 2016 – il est d'ailleurs, à l'image des autres, discret, austère, et pourtant une cathédrale de l'art du cadre.
Figure
discrète mais respectée du cinéma ibérique moderne, Fernando León de Aranoa
s’est souvent intéressé au quotidien tortueux d’identités en marge de la
société, comme des chômeurs ou des immigrés. D’une certaine façon, le cinéaste
espagnol réalise du cinéma social – loin pourtant du carcan des Dardenne et
autres Cantet, sa vision de l’objet politique est plus légère, conservant
pourtant une approche fondamentalement émotionnelle de l’action et de ses
personnages. Première
de ses œuvres tournée en langue anglaise, A
Perfect Day suit un groupe de travailleurs humanitaires pendant la guerre
yougoslave. De cette amorce simple, Aranoa développe des enjeux tout aussi primitifs
– son MacGuffin, c’est une corde ; son moteur affectif, un ballon de foot ;
son antagoniste principal, le corps d’une vache morte. Il y a, dans la démarche
du metteur en scène, un amour du tangible, fait d’interrogations palpables et
de résolutions tristement réalistes. De ce fait, les personnages sonnent justes
– si leurs motivations comme leurs histoires sont souvent laissées à l’interprétation
du spectateur, l’équilibre trouvé par le réalisateur entre ce qui relève du
narratif (les dialogues bien pensés, l’émotion) et ce qui relève de la peinture
quasi-documentariste d’un microcosme singulier est quant à lui absolument
parfait. Car
avant de livrer le film à l’épreuve de l’analyse, il faut dire une chose :
A Perfect Day est drôle. Très drôle,
même. Un humour pince-sans-rire presque coenien, dans la manière où il se
complémente à la fois avec la tragédie et avec le pamphlet sociétal diffusé en
filigrane. Aranoa passe d’un sentiment à l’autre, de la gravité à la légèreté –
comme si, à la manière de ses personnages, il posait un regard plein de
sarcasmes sur l’absurdité du cours des événements. On est pourtant loin de tout
cynisme, A Perfect Day est un métrage
passionné, au dessein presque dérisoire. L’occasion de saluer la qualité
incroyable de l’écriture – qu’il s’agisse des dialogues ou des ramifications
plus subtiles cachées derrière l’illusion de sobriété du scénario, A Perfect Day, en plus d’être
parfaitement illustré par son metteur en scène, devrait être un modèle pour
tout scénariste. Avec
douceur et finesse, Aranoa finit par frapper fort. Habitués au ton parfois
folâtre de l’intrigue, on finit par oublier la terrible réalité, qui revient
vers nous par petites touches délicates mais dévastatrices. C’est dans ce
mariage parfait des tons que A Perfect
Day excelle, camouflant une violence invisible derrière ce masque
plaisantant plus complexe qu’on ne voudrait le penser.
Le
dernier film d’Aranoa est vêtu d’un habit sobre. De loin, à travers une
bande-annonce ou si on le visionne passivement, on pourrait ne rien lui trouver
de véritablement original – mais c’est justement parce que
A Perfect Day fait de sa frugalité un art : son charme se
trouve dans son appétit des choses simples. Parfaitement écrit, brillement
interprété, d’une intelligence rare et d’une bouleversante justesse, c’est un
petit monument d’une rare élégance, malin et pertinent.
Scénariste
émérite de Gangs of New York et
auteur de théâtre reconnu, Kenneth Lonergan s’était déjà fait remarquer il y a
cinq ans avec la sortie de Margaret,
film maudit qui était resté bloqué en phase de montage pendant plusieurs années
en raison des conflits créatifs opposant le réalisateur à ses producteurs. Manchester By The Sea, comme plusieurs
films des présentés aux Oscars en 2017, est donc un petit miracle. Il y
a beaucoup d’idées reçues sur l’appellation « mélodrame », dont l’une des plus importantes serait son
pouvoir lacrymogène. Le cliché d’un scénario convenu, sans prise de risques,
balisé de lieux communs, n’est pas si loin. Manchester
By The Sea, en lui-même, n’est pas si lointain de cette définition :
bouleversant, tragique, son intrigue n’est d’ailleurs pas si originale (à
contrario, sa construction l’est). Le film de Lonergan n’a pourtant rien d’une
production Sundance ou Hollywood classique : loin des sentiers battus du
cinéma nord-américain, il y a beaucoup de caractéristiques qui font de Manchester By The Sea une œuvre profondément
singulière. Un
milieu social peu représenté (la classe moyenne inférieure des États-Unis), une
pudeur dramaturgique presque anachronique dans le climat cinématographique actuel,
une construction elliptique et un sens du cadre millimétré : dans une
veine très européenne, si ce n’est nippone, Lonergan métamorphose les attentes.
Ici, pas de grandes résolutions ou de scènes faciles ; tout est ambiguë,
progressif, étouffé, pour finalement être encore plus destructeur. Dans ce
spectacle humain où tout semble tu, la mise en scène excelle, car elle ne va
jamais à l’évidence, s’intéressant aux regards plus qu’aux voix, aux doutes
plus qu’aux certitudes. Casey Affleck, monumental, n’est finalement que la
cerise sur un gâteau déjà irréprochable.
C’est
dans ses petits gestes, dans ses coups d’œil rapides et dans ses chuchotements
presque inaudibles que Lonergan dresse un film d’une envergure colossale. Manchester By The Sea est un
classique-né, aussi puissant qu’il brille d’humilité, construit avec passion,
mais surtout par l’expression d’une rare maîtrise qui fait de chaque plan un
monument de subtilité, de chaque ligne
de dialogue la couture d’une toile complexe, de chaque personnage le
visage intriguant d’une assemblée passionnante. Un chef d’œuvre, et pas des
moindres, qui redonne des couleurs vivaces (malgré sa désaturation constante) à
un cinéma américain qui manque cruellement d’auteurs de ce type, académiques et
pourtant si marginaux. Un monstre brutal et doux, grandiose et humain, tragique
et pourtant non dénué d’humour.
Fier
d’être devenu plus rare qu’un Stanley Kubrick (The Assassin est seulement son troisième long-métrage en dix ans),
Hou Hsiao-Hsien est un auteur qui a su se cultiver une aura certaine auprès de
la critique, notamment pour ses qualités d’esthète et les thématiques
intimistes qui ont rythmé son œuvre. Le voir donner, à soixante ans passés, sa
propre vision du wu xia pian, en se
débarrassant des codes parfois clivant du genre, était donc un projet aussi
intriguant qu’excitant. The Assassin,
un peu à la manière d’un Wong Kar-wai sur The
Grandmaster, c’est le pinacle du peintre auquel on aura donné tous les
pinceaux. Naviguant
entre la poésie d’un noir-et-blanc étincelant et la beauté saisissante de cette
approche inégalable de la couleur, Hou Hsiao-Hsien ne trahit par sa réputation
d’esthète d’exception. Merveille visuelle de chaque seconde, The Assassin capture l’essence même de
ce que l’image-mouvement a de plus fondamentalement beau à offrir. Chaque plan
est un nouveau tableau à la construction millimétrée, où la parfaite recette de
fines touches de crayon et de vifs élans créatifs transforme chacun des cadres
en une découverte saisissante de sensations inconnues. Avant de se comprendre, The Assassin est un film qui se
ressent ; comme une expérience sensorielle pure et désintéressée, au-delà
de toute description sagace.
Derrière
ce vêtement, The Assassin n’est
cependant pas un film à conseiller à tout le monde. Hermétique, comme beaucoup
des précédentes réalisations de Hou, mais aussi fondé sur les sous-entendus et
les non-dits, il ne tend clairement pas la main au spectateur : derrière
la simplicité apparente de son intrigue – un dilemme – The Assassin est un film complexe, parfois incompréhensible,
possédant un rapport au temps qui, selon les points de vue, sera hypnotique ou
ennuyant à mourir. Alors qu’il sera un émerveillement infini pour une partie de
son public, le reste de la salle sera laissé sur le carreau – The Assassin est un film qu’il peut être
nécessaire de combattre. Une perfection plastique et technique, une leçon de
mise en scène de plus d’une heure trente, d’une subtilité et d’un charme
aimant, réfléchissant intelligemment sur la question du devoir et de
l’éducation, mais dont la pudeur narrative et la passion du silence pourra
torturer les esprits les moins sensibles. Comme
les plus grandes peintures, il faut se plonger dans The Assassin pour en apprécier totalement la beauté profonde, la
grâce brute et envoûtante. Hou Hsiao-Hsien livre son monument, exécution brillante
de l’un des derniers grands maîtres du cinéma asiatique du XXème siècle. Rares
sont les chefs d’œuvres de ce calibre, rares sont les films qui renouent de
manière aussi physique avec la graphie originelle du cinéma. Magistral.
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