LES DÉMONS À MA PORTE (2000)
RÉALISÉ PAR JIANG WEN
AVEC JIANG WEN, JIANG YIHONG, TERUYUKI KAGAWA
Les
cours d’histoire nous ont surtout conté la seconde guerre mondiale d’un point
de vue européen, et ceci à juste titre puisque c’est le front qui a touché,
transformé et calibré les rapports et les mentalités que nous connaissons le
plus pour les décennies qui suivirent. Les réalités de l’occupation nipponne de
la Chine et de la Corée sont quant à elles souvent tues en Occident, mais aussi
dans les salles de classe du principal concerné (le Japon). Elles sont
d’ailleurs encore sujet de tension entre ces différentes nations : le
Massacre de Nankin, l’Affaire des 105 ou encore l’Unité 731 n’ont rien à envier
aux Auschwitz et autres Einsatzgruppen
européens. Comme beaucoup de films français et est-européens avant lui, Les Démons à ma porte prend place sous
l’occupation de l’Axe. Cette fois elle n’est pas allemande, mais japonaise.
Quelque
part dans le Hebei, un petit village de paysans. Ils vivent un quotidien
simple, rythmé par les patrouilles japonaises et les romances champêtres. Un
jour on confie aux habitants deux prisonniers de guerre, un sergent japonais et
son interprète, brisant la tranquillité des lieux. En tête de cortège, Jiang
Wen, acteur-réalisateur émérite qu’on avait déjà remarqué pour son récit
initiatique doux-amer et ostalgique Sous
la chaleur du soleil, sorti quelques années plus tôt. Il porte ici une
double-casquette, devant et derrière la caméra ; il est la véritable clé
du succès de Les Démons à ma porte.
On
pense à Kurosawa, évidemment, dans ce jeu d’acteur très influencé par le
théâtre kabuki, dans la fluidité
maniérée de la mise en scène, dans ce ton semi-comique, semi-tragique qui
parcourt chaque réplique, chaque rebondissement, chaque regard. Jiang Wen
trouve un ton, et c’est la clé de voûte de tout le film : on est dans le
léger sans être dans le rafraîchissant, on est dans le drame sans être dans le
tire-larme. Il conte un récit de guerre, mais ne prend pas parti : d’un
côté comme de l’autre, ses personnages sont des paysans. Cruels ou idiots,
manipulateurs ou naïfs, patriotes ou traites – tous sont des victimes. Des
victimes des coups de téléphones et des ordres radiodiffusés, des victimes de
la guerre – et accessoirement des mélancoliques de la paix. Même les plus
décorés sont des bouseux ou des cochons ; aucun n’est vraiment malin,
oubliant si facilement l’horreur pour un sac de grain.
Les Démons à ma porte est un tableau
champêtre bon-vivant, une aventure picaresque qui construit lentement un décor
qui deviendra familier afin de mieux transcender ses illusions. Un noir et
blanc fort de contrastes de lumières, mais aussi de similitudes : chacun
n’est pas si différent de celui qu’il prétend haïr. Le Grand Architecte de ce
monument, Jiang Wen, est une composante indissociable de sa réussite : sa
mise en scène brillante, intime et épique dans le même temps, donne vie à ses
protagonistes. L’écriture est limpide, chaque cadre trouve la recette parfaite
entre son esthétique vieille école et la modernité évidente de ses thématiques.
Dès
cette première séquence fanfaronne, on sait dans quoi on est tombé : Les Démons à ma porte est un film comme
aucun autre, qui jongle entre différentes émotions, entre ses multiples
influences. Le message, il est simple : quelles que soient la haine qu’on
porte à l’ennemi, le problème est plus complexe, sa cause très simple – la
guerre, absurde et violente, qui pousse les hommes à commettre les bêtises les
plus idiotes et les exactions les plus inimaginables. Rien n’est foncièrement
blanc ou noir dans le film de Jiang Wen, à la différence de sa pellicule. La cruauté
est l’apanage des ânes, et la vengeance la réponse frustrée lancée à une
société injuste. Inoubliable.
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