C’est
probablement la grande tragédie des films de Ridley Scott que d’être charcutés
pour leur sortie cinéma : Blade
Runner, tout comme Legend et Alien bénéficieront de director’s cut
remarquables. Mais la plus incroyable des résurrections tardives des films de
Scott, c’est probablement Kingdom of
Heaven – vendu comme la suite spirituelle de Gladiator, l’accueil par la critique et le public du récit de croisades
épique avec Orlando Bloom demeurera très froid. Et sa réputation ne s’en remettra, malheureusement, jamais.
Agrémenté
de quarante minutes supplémentaires,
Kingdom
of Heaven comble dans un premier temps ce qui était sa principale lacune :
son scénario, et l’investissement relatif du spectateur. Tout prend soudain
plus de sens, personnages comme choix narratifs – et finalement, le pamphlet
maladroit contre les guerres de religion se transforme en fresque pacifiste
passionnante, comme une allégorie sur l’interventionnisme occidental et le choc
des civilisations.
Kingdom of Heaven apparaît à une époque
où le film historique d’envergure avait été réduit à un type de blockbuster relativement
lisse, excuse d’Hollywood plus ou moins justifiée pour faire se bastonner des
romains en jupette ainsi que des alter-egos réalistes de l’armée du Gondor :
Gladiator, Troie, Le Dernier Samouraï ou encore Le Roi Arthur sont des exemples parmi d’autres. Kingdom of Heaven est, au contraire, une
tentative ambitieuse : allier le grand spectacle au récit intime et à la
fable philosophique, un peu à la manière d’un La Ligne Rouge. Difficile de ne pas admirer secrètement ce courage
créatif de la part d’un film plus américain qu’un colt 45 – Kingdom of Heaven, c’est sorti en 2005.
Quatre ans après le 11-septembre, un an après Madrid, à peine deux mois avant
Londres. Une dimension politique qu’il est difficile d’ignorer alors que le
film parle lui-même d’un choc des cultures.
Ici,
les arabes ne sont pas des faire-valoir antipathiques sans visage et sans
identité – ce sont des hommes, défendant leurs terres et leur foi, face à l’envahisseur
étranger. Ce n’est pas un hasard que Kingdom
of Heaven ait été accusé de révisionnisme historique, de faire l’apologie
des « Croisades par Ben Laden ».
Ce n’est pourtant pas tant de la propagande que la déconstruction de celle de l’administration
Bush. Loin de l’idée de justifier les actions d’Al-Qaeda, Ridley Scott se
contente de les contextualiser : comme l’adage le veut, la violence
engendre la violence.
Le
parallèle est simple, c’est pour cela qu’il est à réaliser précautionneusement :
on peut tout lire dans Kingdom of Heaven,
en mal comme en bien. Plutôt que de fantasmer un coupable, il est plutôt dans l’idée
de Scott de redonner à chacun ses propres torts – cela passe par la dédiabolisation
de la figure du Grand Méchant Musulman,
celle passe par la remise en cause du manichéen héroïsme chrétien. C’est un
point que l’on ne peut identifier dans la version cinéma : Balian, le
personnage principal, y est plus lisse. La composition est autrement plus complexe
dans la version longue où le monomythe perd de sa pureté.
C’est
finalement cela, Kingdom of Heaven :
la mythologie démystifiée. Le message est fort, et son montage ne lui a d’abord
pas fait honneur ; même si, au-delà de sa sémantique, Kingdom of Heaven reste un formidable récit épique, aux images
fortes, aux reconstructions monumentales et aux batailles immenses qui ravirait
n’importe quel spectateur en quête d’un vibrant divertissement. Oublier cette
dimension du cinéma de son auteur, c’est aussi se refuser à son talent de pur
conteur. Rares sont ceux qui auront filmé le Moyen-Orient avec tant de recul, d’intelligence,
de passion et, fondamentalement, d’ivresse. Le symbole, il est toujours là –
dans nos actions, dans nos batailles. Mais le vrai drame se trouve dans les
regards, ou derrière un masque. Kingdom
of Heaven c’est l’histoire de ce soldat américain que l’on envoie combattre
des épouvantails dans un pays qu’il ne saurait situer sur une carte, pour des
puissants qu’il n’a jamais vu et ne verra jamais. A la différence que ce soldat
américain est un forgeron français, que les marines sont des croisés, que Jérusalem
se substitue à l’Irak et que Bush devient Pape. La comparaison pourra faire
sourire, mais elle n’est pourtant pas innocente.
Il y
a-t-il vraiment quelqu’un, là-haut, qui regarde sans agir ces êtres se déchirer en son nom ? Derrière tout ce beau discours qui tente de discréditer l’interventionnisme
américain, Ridley Scott pose aussi un œil désabusé sur les choses que l’on peut
faire pour un Tout-Puissant. Ses voies sont impénétrables, et sa voix a bon
dos. C’en devient presque absurde qu’au Royaume des Cieux, il n’y ait pas de
dieux. Ne reste seulement que fierté des hommes.
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