La
place de l’artiste dans la société est une question qui semble parcourir à la
fois l’œuvre et les ambitions d’Andreï Tarkovski. C’est cette idée de la
vocation qui a véritablement défini son cinéma, à la fois dans sa rareté, dans
sa diversité et dans sa précision. Il est d’ailleurs tentant de faire le lien
entre lui et le personnage principal d’Andreï
Roublev qui, outre leur prénom, partagent de nombreuses caractéristiques
communes. Ce n’est bien sûr pas un hasard, Tarkovski n’ayant jamais eu comme enjeu
de réaliser un biopic fidèle à la réalité, mais davantage, comme poussé par une
obligation divine, d’offrir à son spectateur cet essai en huit chapitres sur l’Art,
sur l’Homme, sur la religion et sur la chaîne qui les unifie.
Chaque
tableau d’Andreï Roublev répond à sa
propre logique, dessinant un cadre et une dimension tantôt symbolique, tantôt
narrative ; déployant une imagerie nouvelle issue de cette temporalité
elliptique, qui ne s’attache pas tant à raconter la vie de sa figure centrale,
mais plutôt de se servir de sa personne comme d’un fil rouge thématique. De
cette division du récit découlent des variations de rythme très visibles entre
les épisodes ; pourtant, Andreï
Roublev n’est pas chaotique, il n’est ni confus ni digressif, car ses
multiples réflexions se retrouvent liées entre elles par le concept de l’artiste.
Dans
la pensée de Tarkovski, il y a une part de déterminisme. Pas sociale, mais
divine – si ce n’est génétique : l’homme sachant peindre des icônes
peindra des icônes, celui sachant fondre une cloche fondra une cloche. Le don,
et plus généralement le talent, est dans l’ADN de l’artiste comme de l’artisan.
C’est cette bataille perpétuelle entre la conscience et le devoir qui travaille
le film – les doutes, le désespoir et la cruauté ne sont que des obstacles à
franchir, tous ne pouvant empêcher l’infatigable force créatrice de l’être
humain.
L’instinct
pictural de son auteur transpire de chaque plan. Ce qui caractérise le cadre si
unique de Tarkovski, c’est qu’il semble vivant : le jeu sur les échelles,
sur l’arrière-plan et sur le relief du mouvement, qui se déplace en profondeur ;
à la manière de Roublev, Tarkovski iconise ses tableaux, leur donne une
résonnance esthétique à la fois physique – les contrastes, l’immensité des
décors, l’atmosphère boueuse – et sémantique – par le biais du symbole et de l’allégorie.
L’épisode
final de la cloche, moment de bravoure cinématographique mémorable, est à cet
égard l’apothéose d’Andreï Roublev. L’éloquence
des silences tarkovskien n’a jamais été aussi évidente, dans ce qui est à la
fois la conclusion thématique du film et la réunion des plus belles techniques
de son cinéaste, d’une foudroyante efficacité et d’une remarquable subtilité.
Le
découpage opéré par Tarkovski en rebutera plus d’un. Une tentative
intellectuelle aussi exigeante que fascinante, tant elle définit en soit la ligne
directrice artistique d’un auteur soviétique majeur. Andreï par Andreï ne voit
pas la rencontre de deux visions de l’Art, mais leur fusion la plus complète. Il y
a en soit quelque chose de très didactique – même si formellement indirect –
dans Andreï Roublev. Une manière pour
le cinéaste d’expliquer son engagement, sa mission qui lui dicte de représenter
et d’exprimer une pensée. Andreï
Roublev, c’est en quelque sorte la plus grande préface de l’histoire du
cinéma.
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