A l'occasion de la sortie de
Cemetery of Splendour, le cinquième long-métrage de fiction réalisé par le thaïlandais au nom imprononçable Apichatpong Weerasethakul, lauréat de la Palme d'Or 2010 pour
Oncle Boonmee, retour sur ses quatre premiers films dans l'ordre chronologique. Trajet entre réalité et rêve, entre hypnose et tradition, plongée dans un cinéma unique, indescriptible, novateur et pourtant si simple et humain. Voici le portrait d'un cinéaste pas comme les autres.
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Premier
long-métrage de fiction du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, aussi connu
sous son surnom de « Joe », Blissfully
Yours est en soi une introduction idéale au cinéma si singulier du
réalisateur asiatique. Amorçant des lieux et des thèmes que l’on retrouvera
postérieurement dans ses productions plus récentes, posant les bases de cette
forme poétique qui, entre le conte moderne et l’onirisme plastique, n’en a
toujours pas fini de créer des divisions dans son appréciation.
Blissfully Yours fonctionne en deux
temps bien distincts, deux parties opposées à la fois en terme de rythme et de
décors mais qui se complètent artistiquement, l’une ne pouvant fonctionner sans
l’autre. Pendant quarante-cinq minutes, jusqu’à son tardif générique, Joe peint
le monde urbain, dessine lentement mais surement cette ambiance claustrophobe,
où les personnages évoluent entre quatre murs, qu’il s’agisse de ceux d’un
hôpital ou de la carcasse de leur voiture. Plus simplement, Joe capte la pudeur
émotionnelle du quotidien. La routine, la banalité des échanges et la pureté
symbolique : c’est par l’utilisation d’un cadre simple et modeste qu’il
pose ces briques stylistiques loin d’être anodines.
Dans
sa deuxième heure, Blissfully Yours
s’échappe, s’évade de cette vie ordinaire, de ce giron étouffant de la
civilisation. En rejoignant cette figure récurrente de la jungle thaïlandaise,
Joe se libère de toute contrainte scénaristique en la substituant par ces
longues scènes introspectives, purement sensorielles, dont la simple nature en
fait une expérience cinématographique brutale. Actes sexuels crus, langage des
corps, chant primitif du monde sauvage. A l’image de ce plan final aussi risqué
que riche de sens, Joe ouvre ses personnages à la vie, leur donne un souffle et
des questionnements reposant uniquement sur l’empathie même du spectateur.
Le
cinéma de Joe est une expérimentation. Il n’est ni simpliste, ni prétentieux – Blissfully Yours est d’une retenue sans
pareil, indescriptible et pourtant si facile à exprimer : c’est en
transportant son interlocuteur dans un état quasi léthargique, entre le rêve
animé et le cinéma expérientiel, qu’il le touche finalement au plus profond de
sa personne. Certains y verront une succession ennuyeuse de non-cinéma,
d’autres la porte d’entrée à une sensibilité filmique unique et hypnotique.
Il
est difficile de décrire le cinéma de Apichatpong Weerasethakul puisque le
thaïlandais, au lieu d’exciter l’esprit de son spectateur, préfère stimuler ses
sens. Blissfully Yours explorait déjà
le terrain du sensoriel, mais la direction prise par Tropical Malady est encore plus radicale. Décomposé, comme les
autres films du metteur en scène, en deux parties bien distinctes, il présente
dans un premier temps la romance entre un soldat et un garçon de la campagne,
et conte dans sa seconde partie la quête de ce même soldat ayant pour mission
de vaincre un chaman capable de se changer en animal.
On
pourrait tenter d’expliquer le fond de Tropical
Malady. D’autres s’y sont essayés, mais il semble que cette donnée soit
clairement secondaire dans le cinéma de Joe. Tropical Malady n’est pas un film qui s’analyse, mais un film qui
se vit – s’il possède une cohérence, elle n’est non pas scénaristique, mais
émotionnelle, tant le film repose sur cette atmosphère située quelque part
entre le psychédélisme, la méditation et l’hypnose.
Joe
possède ce sens du rythme unique. En dehors de quelques plans sublimes
(principalement situés dans la deuxième partie), son cadrage n’est pourtant pas
particulièrement remarquable, mais c’est cette temporalité hallucinée qui lui donne
cette force inexprimable. Peu de spectateurs y comprendront grand-chose – ou
devront s’y reprendre à deux fois – et pourtant, la magie opère. Le charme
fascinant de Tropical Malady
s’installe, et trouve son apogée dans son dernier quart d’heure incroyable.
Joe
ne parle pas de l’amour, il montre l’amour. Ses vestiges, sa beauté, les
souvenirs qu’il laisse. Tropical Malady
est un film qui apaise, morceau de cinéma indescriptible, à la fois exigeant et
pourtant si simple. Il n’y a pourtant pas de médicament plus efficace contre
les idées noires – tout, absolument tout, dans Tropical Malady est fondamentalement magnifique. La pureté
artistique dans ce qu’elle peut avoir de plus aimant.
L’une
des assertions les plus souvent présentées lorsque l’on évoque Syndromes and a Century, c’est que son
réalisateur, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, l’a écrit en s’inspirant
de ses propres parents, tous deux médecins. Ce n’est pas vraiment une surprise
quand on sait la place prépondérante qu’occupe le milieu hospitalier dans ses
films, mais on ne peut pourtant pas non plus avancer qu’il s’agisse du point
central de son troisième long-métrage de fiction.
Si Syndromes and a Century apparaît
d’emblée comme moins cryptique que les précédentes réalisations de Joe, il n’en
est pas pour autant évident. Le thaïlandais aime aborder de nombreux thèmes,
dans un mélange de méditation, de critique sociale et de mélodrame, parfois un
peu difficile à déchiffrer tant la vitalité qui transpire de son cinéma ne se
peut se limiter à une simple lecture sémantique.
Il y
a, comme dans Blissfully Yours et
dans Tropical Malady, deux actes bien
distincts. Un premier prenant place dans un hôpital de campagne du XXème
siècle, un deuxième dans une clinique à l’univers froid et désincarné, située
en plein centre d’une ville moderne. Difficile de ne pas voir dans cette
substitution de la jungle sauvage par la jungle urbaine une constatation
tragique du cours du monde. On sait Joe très attaché aux traditions, à la
nature et au rapport qui la lie à l’homme – la césure au cœur de Syndromes and a Century marque la fuite
de cette passion, faisant désormais partie d’un passé progressivement oublié et
imprimé comme un rêve qu’on se remémore par fragments.
Il y
a cette idée de la perte de la spiritualité, de la perte des liens humains et
de la beauté – selon une logique cyclique étonnement fataliste, on retrouve le
Joe nostalgique de Tropical Malady.
Pourtant, il n’est pas juge, il n’est même jamais réellement critique envers
cette nouvelle ère – on peut même trouver une certaine poésie dans l’évolution
quotidienne de ces docteurs et de ces patients déshumanisés. Au point que, dans
les dernières minutes, une lueur d’espoir apparaît : entre les
gratte-ciels étouffants et les lumières aux néons se cache un parc verdoyant,
un petit ilot de paradis aussi improbable qu’imparfait, refuge de l’homme-nature
qui, loin de l’agitation citadine, pourrait peut-être recréer le monde à sa
façon.
Dans
une démarche à hauteur d’homme, Joe se détourne l’espace d’un film de ses
chamans métamorphes et de ses fantômes-gorilles. Syndromes and a Century est une peinture sociale mélancolique
bouleversante, le récit d’une romance imprévisible et une ode passionnée à
l’humanité. Alternant les climats et les ambiances, passant du giron verdoyant
de campagnes abandonnées à l’univers chirurgical et claustrophobe de la métropole
contemporaine, le cinéaste n’abandonne jamais son onirisme et son charme ;
lui qui sait sublimer ses amours comme ses haines.
Tout,
chez Apichatpong Weerasethakul, est une question de perception. Difficile de
trouver un juste milieu entre l’émerveillement passif et le rejet complet de la
forme d’art approchée par le cinéaste thaïlandais. C’est donc une surprise de
taille que de le voir repartir avec la prestigieuse Palme d’Or, car même si le
crû cannois 2010 était globalement faible et anecdotique, il y a derrière ce
prix un véritable symbole : Oncle
Boonmee est un film qui ne ressemble à aucun autre. Il est donc normal d’être
déstabilisé, en bien comme en mal, face à cette œuvre qui ne semble respecter
aucun code narratif, visuel ou émotionnel du cinéma contemporain. Dit plus
simplement, Oncle Boonmee est un film
novateur.
Cet
habit mystique que rêve le film de Joe, son atmosphère hallucinée, ses couleurs
hypnotiques : un peu plus et pourrait se croire dans un rêve éveillé. Il
faut être réceptif à ces caractéristiques purement sensitives pour comprendre
le succès d’Oncle Boonmee, car elles
constituent sa force, son enjeu et sa singularité. Du bruissement léger des
feuilles à ces verts envoûtants, de cette acceptation totale du surnaturel à ce
rythme imperceptible : il ne faut pas voir les films de Joe à reculons, il
faut les embrasser, même dans leurs défauts les plus évidents, car derrière l’imperfection
peut se cacher une fonction enchanteresse. L’exemple des dialogues est criant :
chez Joe, on ne parle pas pour expliquer, on parle pour chanter. Le doux son
des voix qui se mêle à celui de la nature, dans un concert visuel et sonore
dont on peinerait pourtant à expliquer la magnificence.
En
renonçant à sa construction en deux actes, le réalisateur installe une nouvelle
barrière contre l’analyse. Mais était-elle vraiment nécessaire ? Plutôt
que d’essayer de donner un sens profond à ces fantômes simiesques et à ces
poissons libidineux, autant les accepter pour ce qu’ils sont en surface :
des abstractions totales, fascinantes et transcendantes. Car Joe n’est pas
prétentieux, il est un orfèvre chamanique, capable d’exciter les sens de son
spectateur dans une succession d’images lénifiantes.
Oncle Boonmee, qu’on le considère ou non
comme le meilleur film de son metteur en scène, est de façon évidente l’aboutissement
artistique de son œuvre. La passion visuelle de Joe n’a jamais paru aussi
sublime, son rythme n’a jamais été aussi apaisant. Nul besoin d’affirmer que,
quand on en vient à évoquer ce cinéma unique, la subjectivité est une donnée
incontournable. Plus que de diviser son public, Joe aura su mettre en péril
notre sens critique. Ici, impossible d’expliquer de façon raisonnée son
admiration. Tout simplement un monument de la poésie animée.
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