The Golden Age of Television. Une époque désormais quasi-béatifiée
où, discrètement, les fictions télévisées sont passées de Law & Order à The Wire.
Aujourd’hui, toutes ces séries mythiques sont terminées, parfois même depuis
bien longtemps. Toutes ? Non. Commencée à l’aube de l’été 2007 sur la très
jeune AMC – qui est depuis devenue l’une des incontournables du câble américain
– ce n’était pas encore le cas de Mad Men,
création d’un ex de The Sopranos,
Matthew Weiner. Le dernier des chefs d’œuvre, le dernier des classiques qui,
après huit ans de bons et loyaux services, rend finalement l’antenne au terme d’une
ultime saison diffusée en deux parties.
Des
publicitaires sirotant un whisky, une cigarette à la main, discutant dans un bureau
au cœur de New York. C’est un peu ça Mad
Men. En tout cas c’est l’image qu’elle donne. Celle d’un drame prestigieux
un peu ennuyant, sorte de reconstitution soapesque pour nostalgiques des années
Kennedy. Il est certain que la plume de Weiner est beaucoup moins palpitante
que celle de Gilligan, il est aussi évident que Mad Men est une série très exigeante. Pas dans le sens où elle
nécessite une implication forcée, quitte à mettre de côté l’hédonisme, mais
davantage parce que Mad Men est une
série qui s’apprécie comme aucune autre : en savourant le moment. C’est un
peu comme cela que Weiner l’a écrit de toute manière, en faisant comme si
chaque fin de saison était un adieu définitif à son spectateur : avec son
audience de niche et son coût budgétaire grandissant – AMC n’étant pas connue
comme étant une chaîne très dépensière – la seule chose qui semblait la
protéger de l’annulation, qui a bien failli arriver après son quatrième acte, c’était
son succès critique unanime. Weiner a bien entendu toujours su où il voulait
amener ses personnages, mais il fallait bien s’en occuper entre-temps.
Attention, Mad Men n’est pas une
série qui comble l’espace – mais une série qui le magnifie. Chaque épisode est
un régal d’écriture, sobre, limpide, refusant l’émotion facile et usant des
ellipses et des implicites comme aucune autre ne l’a fait avant elle. Mais les
scénaristes de Mad Men sont des
petits malins, car en transcendant le schéma que l’on pense attendre d’eux, ils
surprennent. Très souvent, même. De la fin du pilote à la conclusion de son
final, Mad Men est une série qui s’aventure
où on ne l’attend pas, imprévisible comme l’est le chemin parcouru par ses
personnages, finalement très terre-à-terre et suivant une logique implacable,
mais dont le destin est un long couloir obscur aux multiples embranchements.
A
partir du moment où l’on accepte la proposition de Matthew Weiner – en moyenne,
deux saisons sont nécessaires – impossible de rester de marbre. Ici les
épisodes se dégustent subtilement, dessinant doucement leur empreinte chez le
spectateur. On se familiarise peu à peu avec cette forme d’écriture presque
unique, celle d’une lente et dense fresque d’une époque et de sa métamorphose,
du point de vue de ceux qui en sont les principaux acteurs. Mais limiter Mad Men au portrait qu’elle dresse, ce
serait réduire le travail de Weiner à un simple period drama, alors qu’il est en réalité bien plus profond que
cela. Raconter une histoire en devient presque secondaire, chez Sterling-Cooper
on raconte des personnages, dans leur infinie complexité, dans leur ambivalence
et dans leurs faiblesses. Leurs secrets, leurs doutes, leurs rêves, leurs
choix, la continuité de leur existence, balayée par les déferlantes de la mort et
de l’amour, des désillusions et des opportunités impromptues.
Où
Matthew Weiner veut-il finalement en venir ? C’est une question qui
restera en suspens encore longtemps – s’achevant sur une dernière note des plus
ambiguës, loin d’être une fin ouverte à la David Chase, s’occupant davantage à
rédiger d’une plume presque testamentaire le dernier tour de piste de ses
multiples jouets. Leur vie ne s’arrête pas là, elle continuera, mais sans nous.
Peut-être est-ce là le plus grand coup de génie de Weiner : prendre à
contre-courant les attentes de ses spectateurs, préférant à l’interprétation
clairement définie – et facile ? – le brouillage complet des pistes dont
la perception variera complètement d’une paire d’yeux à l’autre. Tragédie
intime d’un homme anonyme en quête de réponses rédemptrices ? Gigantesque
reflet d’une époque, des hommes et femmes qui l’ont créé ? Tranche de
vie sur le temps qui passe et s’éloigne inlassablement ? Les thématiques
sont nombreuses, les incertitudes comme point d’orgue aux questions que l’on
pourrait se poser devant Mad Men.
Faut-il vraiment s’en poser d’ailleurs ? Car loin d’être une œuvre pamphlétaire,
la série est un regard objectif et travaillé dont les doutes sont davantage existentiels
et intimes, plutôt que purement sociaux.
Il y
a aussi la dimension iconique de ces nombreuses figures et de leur utilisation.
Du prince télévisuel évident qu’est Don Draper jusqu’au symbole féministe que
représente Peggy Olson – l’ombre de Mad
Men dépasse de loin le simple cadre du petit écran. Le trait de Weiner
permet tout aussi bien de tracer le contour d’un chef d’entreprise haut en
couleur, que celui de la fumée d’une cigarette consumée dans un bureau d’une
agence newyorkaise.
Une
page se tourne. L’influence qu’a eue Mad
Men ne peut se mesurer : elle est gigantesque. Tant dans le simple
cadre télévisuel que dans la représentation qu’elle invoque. Un modèle d’écriture,
d’intelligence, de finesse, capturant l’émotion avec une tendresse et une
retenue que très peu d’autres œuvres peuvent se vanter d’user. La série de
Weiner est une œuvre complète, cohérente, vertigineuse et intimiste, dont la
perfection est à la digne mesure de sa conclusion inattendue et brillante, à l’orée
de la métaphore, dont la teneur, la division, l’ambivalence et l’incertitude qu’elle
procure l’ont déjà fait entrer dans la légende. Presque comme un carrousel dont
on ne profiterait que d’un tour trop bref. Un chef d’œuvre s’en va, et l’on
pourrait simplement conclure qu’en dépeignant une époque depuis longtemps révolue,
Weiner en a profondément marqué une autre. Inoubliable.
Excellente analyse, au niveau d'une série aux multiples ramifications et déjà mythique. Merci
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