A la folie est un film qui,
fondamentalement, effraie. Il faut en avoir du courage pour s’enfermer pendant
presque quatre heures dans une salle de cinéma pour un documentaire chinois sur
un hôpital psychiatrique. Même si le nom de Wang Bing est en soi une
justification plus que valable pour se laisser tenter, il convient, dès le
départ, de remettre les pendules à l’heure : oui, A la folie est un film qui se voit en salles, et non, il n’est pas
ennuyeux.
Un
plan : une chambre miteuse, des visages abêtis, l’un n’a pas de nom, l’autre
est enfermé ici depuis plusieurs années. C’est un décor auquel il faudra s’habituer,
puisque lors des prochaines heures, il sera le seul horizon du spectateur.
Celui d’une coursive à l’air libre, séparée du vide par des barreaux
infranchissables, de chambres vétustes, dont les seuls meubles sont des pots de
chambre et des lits crasseux, d’une salle télé, avec son petit écran et son
trafic de cigarettes. Le sol, lui, est jonché de pisse et de mollards, constamment
foulé par une galerie d’individus jugés fous par le gouvernement chinois ou par
leur propre famille et internés ici, la plupart du temps contre leur gré.
Certains sont de véritables psychopathes à l’origine de meurtres ou d’agressions,
plusieurs sont légèrement attardés, d’autres encore sont ici à cause de leur
dévotion religieuse ou de leur opposition politique. Même les plus stables d’entre
eux finissent pourtant par y perdre la raison, enfermés constamment dans cet
environnement étouffant, encerclés par des hommes que la nature et la société
ont rendu malades. Mais A la folie n’est
pas un film sur la santé mentale, il est un film sur ces hommes, oubliés,
exclus, dont on efface l’existence et avant tout, l’avenir. Plusieurs resteront
ici jusqu’à leur mort, mais tous, sans exception, vivent ce quotidien d’enfermement
de la même façon : ils errent, impuissants, désespérés, tentant de combler
le temps à leur façon, en fumant, en courant ou s’amusant de la plus humble des
manières.
A la folie, Feng Ai (« amour fou », et ce n’est pas un hasard) en
chinois, est principalement fondé sur la relation étroite de Wang Bing avec ses
sujets, du filmeur avec les filmés. Certes, le cinéaste ne se met pas en scène
comme peuvent le faire d’autres documentaristes, mais son lien invisible avec ses
personnages est la véritable ligne directrice de son film. Une tendresse, une
pudeur émotionnelle, et même, parfois, une admiration pour ces reclus. Et
fatalement, cette relation finit par être assimilée par le spectateur :
Wang Bing nous plonge au cœur de cet univers, et, passant au-delà du cauchemar
de ces lieux, on s’attache, le temps du métrage, à ces inconnus. Wang Bing n’a
jamais voulu être un cinéaste politique, même si bien sûr, il est impossible de
reste de marbre face à ces conditions d’internement déplorables, A la folie est davantage un portrait qu’une
fresque, il est beaucoup plus un témoignage humain fleuve plutôt qu’une
diatribe antisystème.
C’est
amer que l’on voit les portes se refermer, après tant d’heures passées parmi
ces vilains petits canards du régime chinois. Et ce après avoir perdu la notion
du temps, car A la folie n’est pas un
film qui se regarde, mais un film qui se vit. Une expérience de cinéma hors
normes, inoubliable, fascinante de beauté, d’intelligence, de subtilité. C’est
passionnant et en même temps complètement dévastateur : on en ressort
changé, bouleversé intérieurement, l’image de ces regards perdus imprimée à
jamais sur notre rétine. Wang Bing n’est pas seulement un génie, il est aussi
un auteur important dont toute la sagesse se résume à son talent pour envahir l’espace
propre au spectateur, le toucher de la plus simple des manières, en filmant des
anonymes pris dans la tourmente de la société, en dessinant avec une sagesse
incroyable le destin clos d’âmes vagabondes. Chef d’œuvre.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire