Trop
souvent on dénigre avec condescendance l’audace formelle. Qu’il y a-t-il donc
de mal à récompenser un plan-séquence de deux heures face à des productions
conformistes sur telle ou telle figure historique tourmentée ? Iñarritu
qualifiait dès le départ son projet de suicidaire, et même si on aurait
tendance à modérer son discours, difficile de ne pas approuver secrètement le
fond de sa pensée : à Hollywood, en 2015, il est encore possible de sortir
un script original et de le mettre en forme en usant de partis pris techniques
complexes.
Impossible
de parler de Birdman sans parler de
Michael Keaton, et inversement : mise en abyme à peine camouflée, le film
d’Iñarritu sonde le subconscient de l’acteur moderne. Le has-been s’essaie aux
Arts de la scène, et c’est dans ce tourment déchainé de narcissisme et de
regrets, de rédemption et de désenchantements, que nous propulse Birdman. Outrancier, délicieusement
prétentieux, et pourtant d’une poésie rare dans sa douce et brillante
exposition des pensées exubérantes de ses personnages – dans un numéro de
cirque magnifiquement chorégraphié, Iñarritu alterne drame familial, comédie
systémique et tragédie mentale. Ses mouvements semblent ne plus avoir aucune
frontière : la caméra n’est plus seulement un observateur, elle est un
véritable protagoniste. L’action nous envahit, la narration se compose
progressivement, au travers de ces scènes en apparence distinctes mais
finalement reliées entre elles par la continuité du cadre.
Birdman n’est pas seulement une
expérimentation créative : Iñarritu nous parle du cinéma américain, de ce qu’il
sera, de ce qu’il fut, et de ce qu’il est devenu. Le titre du film sonne
presque comme une touche d’ironie ultime, entre ces productions Marvel quasi
trimestrielles. « C’est le cancer du cinéma » dira le metteur en
scène lors d’une interview, et il est difficile de lui donner totalement tort.
Dans un élan égocentrique, le film s’amuse presque de lui-même et de ses
acteurs, rejetons de Batman, Hulk et autres Spiderman.
Pourtant
la démarche d’Iñarritu n’est jamais de trop. Il parvient toujours à rester suffisamment
maniéré pour faire de sa satire une allégorie, faire de ce théâtre un
subconscient physique. Son discours n’est jamais trop lourd ou moraliste, mais
il est surtout formidablement bien écrit, pas nécessairement fin ou subtil,
mais si grande-gueule et verbeux qu’il en devient irrémédiablement sympathique.
Birdman n’est sans doutes pas le chef d’œuvre
annoncé par certains, mais il ne démérite pas ses récompenses. Un film complet,
excentrique et furieux, qui use de sa forme ambitieuse comme moteur narratif. Et
voir un tel courage technique récompensé par les récompenses les plus
prestigieuses d’Hollywood, c’est aussi inespéré qu’inattendu. Une magistrale
leçon de cinéma – dans tous les sens du terme.
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