RÉALISÉ PAR DENIS VILLENEUVE
AVEC JAKE GYLLENHAAL, MÉLANIE LAURENT, SARAH GADON
Denis Villeneuve n'est pas un cinéaste comme les autres :
lorsqu'il réalise un polar labyrinthique, il privilégie le fond à la forme, et
lorsqu'il sort un thriller allégorique, il fait l'inverse. Sur Enemy,
il travaille avec Jake Gyllenhaal pour la deuxième fois d'affilée - et pour la
deuxième fois d'affilée, il sait l'utiliser, le castant pour un rôle qui n'est
pas sans rappeler celui que l'acteur interprétait déjà dans Donnie Darko.
Denis Villeneuve n’est pas un cinéaste comme les
autres : architecte malin, construisant ses films selon des plans que lui
seul semble comprendre complètement. Enemy est une œuvre que l’on
pourrait pourtant déconstruire en trois films. Une première couche, très fine,
celle d’un récit paranoïaque, oppressant et merveilleusement mis en scène,
sorte de relecture contemporaine du concept de doppelgänger. Un deuxième niveau, souvent lourd, didactique, celui
d’une métaphore casse-gueule sur la vie de couple et le refoulement castrateur
des hommes mariés. Et enfin une troisième œuvre, presque fantôme, et
paradoxalement similaire à la première, où le réalisateur semble regarder son
public avec un rictus moqueur, l’air de dire : « La première fois,
c’est une tragédie. La deuxième, c’est une farce. » On sent souvent que
Villeneuve n’est pas totalement sérieux dans sa démarche, il y a comme une
ironie palpable dans chacune des scènes, des répliques de Enemy –
la symbolique de l’araignée, l’ouverture, le plan final vont dans ce sens. A
démarche amusée, film amusant ? Non, Enemy est un drame sans
fin, un schéma mental qui semble se répéter, encore et encore. En tout cas la
première fois. Car la deuxième, ce n’est plus le même film. Le tragique se
teinte de burlesque, les enjeux deviennent ridicules – on l’a déjà vu, non ? – et soudain tout ce qui faisait
l’intensité du film de Villeneuve ressemble à une bonne blague.
C’est ce qui en fait sa force, son intelligence, son
unicité. Chacun des aspects bien différents de Enemy est maîtrisé
à la perfection, Villeneuve s’amuse, se réinvente à chaque plan, à chaque point
de vue et à chaque visionnage. Ce nouveau film est tout sauf une démarche
frontale, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation – il y a
seulement plusieurs manières de le percevoir. C’est un film qui fait parler,
qui divise. Est-ce que l’accueil qu’allait subir son film était dans les
papiers de Villeneuve ? Probablement pas, mais quoi qu’il en soit, cela
appuie fortement sa tenue : oui, Enemy est un film sur une
dualité intérieure – mais celle-ci existe en double. La dualité du personnage
de Gyllenhaal, et la dualité de l’œuvre en elle-même, s’opposant en même temps
comme un thriller et comme une histoire drôle, sorte de contradiction
improbable mais pourtant bien présente.
C’est cette même contradiction qui parsemait déjà la vision
troublée de la justice que proposait Prisoners, qui ne peut pas
être pour autant mis en parallèle avec Enemy. Film sur la
réplique, sur la répétition, sur le cycle infernal bipolaire de chaque
événement, chaque personnage, chaque œuvre. Tout semble revenir deux fois, les
plans, les répliques, les scènes. En apparence, Enemy se vend
comme un décryptage pessimiste de l’appétit sexuel de l’homme, il est en
réalité un exercice de style brillant sur notre acte de perception, conscient
et inconscient. Ou comment ériger l’itération au rang d’Art.
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